Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/911

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


S’il connaissait la vérité, cette situation lui paraîtrait intolérable.

— Comment le sais-tu ?

— Je ne pourrais expliquer cela, mais je le sens. Une fois j’ai failli me trahir. Comment ? Peu importe. Jamais je n’oublierai le malaise visible qui s’est emparé de lui, le regard qu’il m’a jeté...

— Jane, tu calomnies ton mari !

— Non, répliqua-t-elle avec calme. C’est toi qui ne me comprends pas, si tu crois que je l’accuse. Je suis, tu le sais, d’un caractère réservé, et c’est en partie ce qui l’a décidé à me choisir. Il s’est dit : — Voilà une fille qui ne me demandera ni passion, ni tendresse ; rien en un mot de ce que je ne puis donner. — Admets qu’il acquière la preuve que je ne suis pas la femme qu’il a cru prendre, qu’il reconnaisse qu’en l’épousant j’entendais aimer et être aimée à mon tour,... ne devines-tu pas tout l’ennui qu’il en aurait ? Hélas ! c’était trop vrai. J’eus un soupir de découragement. Dans le moment même, Arthur vint rompre notre tête-à-tête. Il courut tout droit à sa jeune belle-mère, qui le prit sur ses genoux où il se pelotonna. De cette place il me regardait, me montrant un visage si pâle, si souffreteux, qu’aussitôt je lui pardonnai tous ses méfaits passés. J’avais devant moi une reproduction vivante de l’immortelle Vierge à la chaise de Raphaël. En contemplant ce groupe, je me demandai ce qui pouvait empêcher les peintres de nous donner encore des madones et des enfans Jésus. Ils prétendent que la matière est épuisée. Comme si l’on pouvait jamais épuiser le sujet le plus fécond qu’offre la nature humaine, — la maternité.

— Jane, lui dis-je les yeux humides ; voilà votre espoir à tous deux. Cet enfant sera le trait d’union entre toi et son père.

Elle secoua tristement la tête.

— Loin de là, répondit-elle, il sera plutôt un sujet de division pour l’avenir. Quand je suis arrivée ici et que j’y ai trouvé ce pauvre petit être débile, je me suis sentie attirée vers lui, sans doute parce qu’il souffrait comme moi... peut-être aussi parce qu’il était une partie de lui-même, ajouta-t-elle, en baissant les yeux. — Je l’appelai, il vint à moi, je le caressai, et je le vis s’endormir dans mes bras. Chaque fois qu’il a été malade, c’est moi qui l’ai soigné ; quand, aigri par la souffrance, il s’est montré hargneux, irritable, j’ai supporté patiemment ses méchancetés. C’est ce qui l’a tant attaché à sa nouvelle maman. Malheureusement il m’aime trop. Celui qui aurait dû avoir la première place dans son affection est relégué au second rang, bien en arrière. Je suis obéie quand l'autre semble n’être même pas entendu ; je suis recherchée alors qu’il est négligé, et pour cet autre, je reste une étrangère ! Comment les préférences dont je suis l’objet ne l’irriteraient-elles