Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/909

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


— Oui, répondit-elle d’une voix brisée, et c’est ce qui a fait le mal. Si je les avais ignorés, la situation eût été tout autre.

Le mystère se compliquait. Il me fallut du temps et beaucoup de ménagemens pour obtenir une explication qui fît la lumière dans ce dédale. A la fin, soit pour me complaire, soit pour soulager son pauvre cœur, elle me raconta tout.

— Tu te rappelles le jour de mon mariage... eh bien ! j’étais contente ce matin-là. Je me promettais d’être si bonne, si dévouée, de faire tant d’efforts pour rendre à M. Forbes toute l’affection qu’il semblait avoir pour moi ! Oui, après la cérémonie, quand je fus sa femme, j’osai le regarder en revenant à la maison, et je me sentis fière d’être à lui.

Peut-être te souviens-tu qu’avant de changer de toilette, je descendis au jardin ? J’étais possédée d’une envie folle, — un enfantillage, — l’envie de cueillir quelques-unes de mes fleurs favorites et de les emporter avec moi. Je me croyais seule, M. Forbes toutefois m’avait précédée ; quelqu’un lui avait remis une lettre, au moment où nous rentrions, et cette lettre, il s’était retiré dans la serre pour la lire. Je l’aperçus de loin ; il était assis et il sanglotait le front appuyé sur la table, le visage enseveli entre ses bras repliés autour de sa tête. Je m’arrêtai, tremblante et glacée d’effroi. Un pressentiment affreux m’avait saisie. La lettre qu’il venait de recevoir gisait à terre, auprès de lui ;j’entrai, je la ramassai et contemplai un moment mon mari. Il ne semblait pas se douter de ma présence. Alors mes yeux tombèrent sur les premières lignes et ne purent s’en détacher. Je lus jusqu’au bout sans avoir conscience de ce que je faisais. Hélas ! c’était une lettre d’amour écrite par une femme qui l’avait trahi, mais qui, à la dernière heure, se repentait et venait solliciter son pardon ! Elle se montrait pleine d’espérance et de tendresse. Elle avait tant souffert qu’elle refusait de croire qu’il pût tenir rigueur à son Annie ! Oui, elle avait écrit, — son Annie ! — J’étais sa femme depuis moins d’une heure ; je n’avais pas encore dépouillé ma robe blanche, mon voile, ma couronne de fleurs d’oranger, et je voyais une autre femme se dresser entre moi et mon mari !

Il releva la tête et m’aperçut tenant encore la lettre ; mon visage bouleversé lui fit comprendre sans doute que je l’avais lue, car il me la prit des mains et s’éloigna sans prononcer un mot. Quels étaient ses sentimens ? Regrettait-il que cette lettre fût venue si tard ? Eût-il été capable de m’abandonner au pied même de l’autel ? Je me le demandai alors ! Maintenant je sais mieux à quoi m’en tenir. — M. Forbes est incapable d’une déloyauté. — Mais je pouvais dans ce temps-là douter... j’avais la tête perdue. Une seule chose m’apparaissait clairement : — Il ne m’aimait pas. Il m’avait