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l’égard de sa femme, mais d’amour, de tendresse, je ne vis point l’ombre. Il réservait ces sentimens-là pour son fils, le plus désagréable petit garçon de trois ans qui se pût imaginer. Et Jane rivalisait avec lui sous ce rapport, accablant de caresses ce petit drôle dont les relations avec moi commencèrent par des grimaces et s’accentuèrent, avant le dîner, jusqu’aux coups de dents. A l’occasion de la morsure qu’il me fit, le père dit sous forme d’excuse : — C’est un enfant qui a tant souffert ! un vrai petit martyr !

Je pensai à part moi que le martyr, en cette circonstance, c’était moi ; toutefois, je me maîtrisai avec l’héroïsme que peut seule inspirer la politesse.

Mon intention n’était pas de faire chez les Forbes un long séjour ; mais les événemens sont souvent plus forts que notre volonté. Le soir même de mon arrivée, pendant une promenade avec mon hôte, je butai contre une racine et me donnai une entorse. C’était fort contrariant. Le médecin prescrivit le repos, un repos absolu ; bref, je fus condamné à passer je ne sais combien de jours, de semaines peut-être chez mes cousins. M. Forbes se montra parfait, et ma petite Jane, me voyant malade, redevint la Jane d’autrefois. Elle ne me quittait guère ; tandis que son mari était à ses affaires, elle s’instillait avec une broderie près de ma chaise longue au salon, me tenant fidèle compagnie et surveillant en même temps par la fenêtre le jeune Arthur qui jouait avec sa bonne dans le jardin.

— Jane, lui dis-je un jour que l’occasion me semblait bonne, d’où vient que tu as du chagrin ?

Elle rougit, et sa main trembla au point de l’empêcher d’enfiler une aiguille.

— Je… je suis très heureuse au contraire, je te le répète, balbutia-t-elle avec effort.

— Non, Jane, tu n’es pas heureuse, et M. Forbes n’est pas heureux non plus. Je ne prétends pas m’immiscer malgré vous dans vos secrets ; mais, si un bon conseil pouvait aider à remettre les choses en ordre, pourquoi ma petite Jeannette ne profiterait-elle pas de l’occasion qui s’offre, et priverait-elle son vieux cousin William de la joie de lui être utile ?

À ces mots, elle changea encore une fois de couleur, laissa échapper son ouvrage et, joignant les mains, s’écria :

— Oh ! si c’était possible ! Si tu pouvais m’aider… me conseiller du moins ! Oh ! mon bon cousin, si tu pouvais me faire obtenir l’amour de mon mari !

— Voilà bien ce que j’avais soupçonné dès le début, repris-je tristement ; mais, mon enfant, il me faudrait avant tout savoir quels sont les motifs qui l’ont poussé à t’ épouser. Les connais- tu ?