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elles des sentimens toujours identiques. C’est peut-être un des points où les modernes diffèrent le plus des anciens. Ceux-ci ne virent guère dans les Alpes qu’un objet de terreur et un obstacle aussi gênant pour le commerce que pour la guerre. Elles furent l’objet d’un culte de la part des plus anciens habitans. Le dieu gaulois, et probablement ligure d’origine, Penn, qui se fondit plus tard dans le Jupiter Penninus, fut longtemps adoré comme le génie souverain des montagnes, après avoir été la montagne elle-même. On a retrouvé les vestiges d’un de ses temples entre l’hospice et le lac du grand Saint-Bernard. Le nom lui-même des Alpes semble supposer une vieille personnification. Du reste, les Alpes firent longtemps aux Romains l’effet d’être absolument infranchissables par une véritable armée. Quant au charme puissant qu’elles exercent sur nous, — il est vrai que ce n’est pas depuis très longtemps, — on n’en trouve pas la moindre trace dans l’antiquité. Même au temps où la civilisation romaine eut jeté des routes à travers leurs, cols les moins ardus, on ne voit pas que le goût des excursions alpestres ait jamais été répandu. Croirait-on, par exemple, que la plupart des hauts sommets qui séparent la Gaule de l’Italie sont restés sans nom chez les anciens ? On ne trouve nulle part de nom latin correspondant au Mont-Blanc, ni au Mont-Rose, ni au Cervin, ni au Simplon, ni à la Dent de Jaman, ni à ces pics de l’Oberland dont les noms nous sont si familiers. Cela prouve tout au moins une grande indifférence. Le grand Saint-Bernard a pourtant un nom, Summus Penninus ou Mons Jovis ; plus tard le Mont-Genèvre, Mons Matrona, mais uniquement parce qu’ils servaient de passages. Le Saint-Gothard est aussi nommé ; il s’appelle Adoulas. C’est que les anciens ont été très frappés du fait que le Rhône, le Rhin et d’autres cours d’eau prennent leur source à ses pieds. Le Viso, Vesulus, générateur du Pô et de plusieurs affluens, doit sans doute son nom distinct à un phénomène analogue. On dirait qu’une fois la première terreur surmontée, les anciens n’ont pensé qu’à une chose : franchir le plus vite possible ces monts redoutables, et qu’ils ne se sont pas doutés qu’il pouvait y avoir un charme quelconque à vagabonder à droite et à gauche des routes impériales.

Il y avait évidemment plus d’un passage pratiqué à travers les Alpes dans les siècles antérieurs à la conquête. Le grand et le petit Saint-Bernard et le Mont-Genièvre comptent parmi les plus anciens, surtout le dernier, qui fut le plus utilisé par César et qui, selon toute apparence, avait déjà vu, deux siècles auparavant, défiler l’armée d’Hannibal. C’est même probablement par là que passèrent les bandes de Bellovèse, quand au temps des Tarquins une invasion de Gaulois pénétra dans l’Italie du nord. On sait que les