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anecdotes ridiculement mensongères, colportées par la presse, grossies par des narrateurs bénévoles, assaisonnées des traits les plus mordans, couraient sans cesse les cafés arabes et européens. Elles ont suffi pour enlever en quelques semaines à M. Wilson l’immense popularité dont il jouissait en arrivant au ministère, et qu’il avait bien méritée en faisant deux ou trois opérations financières qui ont rapporté à l’Égypte les plus grands avantages. On opposait à sa conduite celle de son collègue français, M. de Blignières. M. de Blignières avait eu la force de résister à toutes les demandes d’emplois. Il n’avait amené en Égypte aucun Français, et il n’en avait pris auprès de lui que deux qu’il avait trouvés au Caire en arrivant au ministère. Le premier, M. de Liron d’Airolles, nommé secrétaire général du ministère des travaux publics, avait été secrétaire de la commission d’enquête, et il s’était acquitté de ses délicates fonctions, qui lui avaient fait connaître le pays dans tous ses détails, avec une rare netteté d’esprit. Le second, Rousseau-Bey, ancien élève de l’Élève polytechnique, était depuis si longtemps établi en Égypte qu’il était devenu presque Égyptien ; ingénieur distingué, chargé jadis des daïras, il était plus à même que personne d’être le directeur général de la partie technique des travaux publics. Ainsi, tandis que tous les bateaux à vapeur apportaient, au dire des journaux, de nouveaux fonctionnaires anglais, on n’en avait pas vu un seul débarquer à Alexandrie des fonctionnaires français. C’est avec les élémens qui se trouvaient dans le pays que M. de Blignières avait composé son administration. Tous les postes d’inspecteurs généraux, d’ingénieurs en chef, d’ingénieurs ordinaires avaient été confiés à des indigènes. Aucune mesure ne pouvait être plus sage. Sans parler de l’intérêt de l’influence française que cette habile réserve garantissait bien mieux qu’un empressement intempestif, le rôle des ingénieurs, étant données la pénurie du Trésor et l’impossibilité de faire de grandes dépenses pour les travaux publics, se réduisait à une seule chose : le service de la crue du Nil, c’est-à-dire l’entretien des barrages, des digues et des canaux. Ce service est capital, puisque toutes les récoltes du pays en dépendent. Il eût été très imprudent de le confier à des Français qui n’en auraient pas eu l’habitude. La plus légère faute, l’oubli le plus simple, auraient suffi pour amener une catastrophe. En admettant même que cette faute ne se produisît pas, que cet oubli fût évité, le même résultat pouvait être atteint grâce à la mauvaise volonté des indigènes exécutant mal ou n’exécutant pas du tout les ordres donnés par des Européens. Se figure-t-on quelles colères eût provoquées contre nous une de ces crises, si elle eût éclaté ? D’ailleurs, quelle que soit notre supériorité intellectuelle sur les Arabes, ceux-ci ont une aptitude séculaire aux travaux