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le khédive n’avait pas le droit de faire des décrets sans la sanction des tribunaux, ce qui équivalait à limiter l’autorité vice-royale par l’autorité du corps judiciaire. Cet empiétement sur le domaine législatif était un premier pas dans une voie qui pouvait conduire loin. De là aux enregistremens de l’ancien régime la distance était courte. Mais la nomination d’une commission d’enquête chargée de codifier les lois du pays et la création d’un ministère européen coupaient court à cette marche hardie. Les tribunaux mixtes allaient donc se trouver eux aussi une puissance déchue, puissance déchue il est vrai d’une usurpation ; mais qu’importe ! ne tient-on pas davantage encore au pouvoir que l’on a pria qu’à celui que l’on a reçu régulièrement ?

Ainsi, presque toutes les forces vives de l’Égypte étaient hostiles à la réforme que le khédive célébrait avec tant de solennité en chargeant Nubar-Pacha de composer un cabinet. J’ai dit que l’opposition des pachas n’était pas bien dangereuse ; mais de même que leur résistance était en elle-même sans portée, de même aussi le concours qu’on pouvait obtenir de quelques-uns d’entre eux, si généreux et si noble qu’il fût, ne devait pas fournir un appui sur lequel il fallût beaucoup compter. S’imaginer qu’on parviendrait à constituer en Égypte un parti libéral indigène, capable de soutenir un gouvernement réformateur, eût été une singulière utopie ! Les fellahs seuls avaient un intérêt personnel aux réformes ; mais qu’attendre d’une race courbée depuis tant de siècles sous la plus terrible des servitudes ? Il n’y a en Égypte qu’une population malheureuse, ignorante, timide, habituée à la résignation la plus fataliste, n’ayant même point l’idée qu’on puisse résister à la tyrannie, — et un souverain absolu dont les moindres ordres sont obéis partout avec une soumission à toute épreuve. Si l’on voulait briser le pouvoir de ce dernier, c’est au dehors qu’il fallait chercher une puissance assez grande pour contrebalancer la sienne, et cette puissance ne pouvait évidemment résulter que d’une coalition intime de la France et de l’Angleterre, imposant souverainement leur volonté commune au vice-roi, prévenant ses velléités de révolte, détruisant entre ses mains toutes les armes dont il essaierait de se servir pour reprendre son indépendance, dispersant toutes les coalitions qu’il tenterait de former pour seconder cette entreprise. L’appui de la France seule ou de l’Angleterre seule eût été insuffisant, par la raison bien simple que la nation écartée des affaires se serait empressée de faire alliance avec le vice-roi pour renverser avec lui l’œuvre de sa rivale. La France et l’Angleterre ont une autorité à peu près égale en Égypte : divisées, elles s’y neutralisent et celle qui se porte du côté du khédive lui assure sans difficulté la victoire ; unies au contraire, rien ne saurait leur résister, rien ne saurait faire équilibre