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Au reste, cet accaparement de la terre par des usuriers étrangers s’opère de bien des manières. A l’époque des coupons, lorsque le gouvernement perçoit, comme il l’a fait au mois de mai dernier, les trois quarts de l’impôt de l’année d’un seul coup, il se charge lui-même de vendre la moisson à des banquiers qui font des avances aux fellahs au moyen d’opérations aboutissant à un prêt à 40 ou 50 pour cent. Une nuée de petits usuriers suivent les collecteurs d’impôts dans les provinces ; ils s’abattent, suivant les expressions très justes de M. Valbert, sur le contribuable incapable de payer, « avec des yeux de proie et des mains de rapine. » Ils lui prêtent les sommes nécessaires à l’impôt au taux de 10 à 12 pour cent par mois. On comprend les résultats de pareils marchés. Jadis la terre avait une immense valeur en Égypte ; elle n’en a plus du tout en ce moment. Ce qui se vendait, il y a quatre ou cinq ans, 80 livres le feddan ne se vend plus aujourd’hui que 8 livres. Dans les ventes judiciaires, on peut avoir des terrains de première qualité pour quelques piastres. Une spéculation abominable se fait sur les propriétés. Si cela dure quelques années encore, tout le sol appartiendra aux Européens ; ou plutôt, il y aura deux classes de propriétés : les grandes propriétés des pachas payant l’impôt ouchoury diminué de moitié par la moukabalah, et les propriétés des Européens, héritiers des fellahs, ne payant rien ou presque rien. Que deviendront alors les revenus de l’État dans un pays où l’impôt foncier est tout ? que deviendra le gage des créanciers de l’Égypte ? Il n’est que trop facile de le prévoir.

Encore si les acheteurs européens apportaient en Égypte des mœurs civilisées, douces et philanthropiques ! Mais non. Le fellah a plus à souffrir de ses nouveaux maîtres que des anciens. Il s’est déroulé devant les tribunaux de la réforme une série de procès qui jettent sur ce sujet une vive lumière. J’en choisirai un entre cent. Un certain Haroun Laniado, protégé britannique, exploitait une propriété près de Bilbès ; c’était une abadieh sur laquelle se trouvaient un grand nombre de paysans. Haroun Laniado louait une partie de sa terre à des fellahs ; mais il ne tenait aucun compte des conditions du bail, et son système consistait à prendre, suivant son bon plaisir, tout ce qui lui convenait dans les récoltes de ses locataires sans jamais faire aucun règlement avec eux. Si l’un d’eux essayait de protester contre des spoliations trop odieuses, il le faisait immédiatement enfermer dans une prison qu’il avait construite exprès sur son domaine. Les malheureux prisonniers recevaient de temps à autre un certain nombre de coups de courbache ; on leur enfermait les bras dans des carcans de bois pour les empêcher de résister et on leur laissait cette sanglante machine jusqu’à leur délivrance. Tout le temps qu’ils restaient enfermés, Laniado, se