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d’y faire rapidement fortune. Or, le plus court chemin pour faire fortune est celui des affaires, et moins il y a d’ordre dans les finances d’un pays, moins il y a de régularité dans son administration, plus il y a de crises, et par conséquent d’affaires. « Le fellah n’ignore pas, disait ici même M. Valbert, il soupçonne tout au moins que, si Ismaïl-Pacha a contracté une dette de plus de 80 millions de livres sterling, Ismaïl-Pacha n’a pas touché la moitié de cet argent ; que le reste est demeuré aux mains des usuriers, des courtiers-marrons, des entremetteurs, de toute la race détestable des arrangeurs d’affaires. Le fellah voit dans l’étranger établi chez lui un intrus, un privilégié, exempt de toute taxe, possédant toutes les immunités, libre de faite tout ce qui lui plaît, tout-puissant, promenant partout des yeux de proie et des mains de rapine, accaparant tout le soleil de l’Égypte et dont la soif tarirait les eaux du Nil, si le Nil se laissait boire… Jadis Mehemet-Aly disait : « Si le fellah pouvait vomir, il vomirait un Turc ; » aujourd’hui il en veut bien moins au Turc qu’à l’étranger, et, pour employer l’énergique langage de Mehemet-Aly, si le fellah pouvait vomir, il vomirait un banquier anglais, un spéculateur français et un agent d’affaires grec, allemand ou italien[1]. » M. Valbert a-t-il raison de dire que le fellah ne vomirait plus le Turc ? Je crois que non ; mais il ne se trompe pas lorsqu’il affirme qu’il vomirait toutes les autres nationalités sans exception, quoiqu’elles ne lui répugnent pas toutes au même degré. Il en veut à bon droit aux spéculateurs étrangers, qui ne sont pas uniquement Européens d’ailleurs, car un nombre considérable de Syriens et de Persans se livrent au même métier. Sous Mehemet-Aly et sous Abbas-Pacha, les colonies européennes étaient peu importantes ; sous Saïd-Pacha et sous Ismaïl-Pacha, elles se sont développées avec une vigueur à coup sûr menaçante pour les indigènes. La construction des chemins de fer, le creusement de l’isthme de Suez, leur ont donné un grand essor. Le chiffre de la population européenne, sans parler des Syriens et des Persans, dépasse aujourd’hui 100,000 âmes. Si nous écrivions l’histoire de la formation de ces colonies étrangères, nous aurions des incidens peu édifians à raconter. On connaît le type de l’aventurier européen en Égypte ; le roman l’a rendu populaire. Il paraît qu’en débarquant pour la première fois à Alexandrie, pauvre, affamé, n’ayant d’autres ressources que son intelligence et ses bras, le héros du Nabab fut épouvanté de voir des indigènes à peine vêtus se promener sur le port : « Eh quoi ! dit-il à un ami qui l’avait accompagné, nous venons ici pour faire fortune, et voilà ce que nous y trouvons ! Ces gens-là n’ont même pas de chemise. Que pourrions-nous donc leur prendre ? » Il

  1. Voyez la Revue du 1er février 1878.