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ses œuvres et sur lui-même des jugemens sévères. Et cependant, pour qui regarde de près, de très près, j’en conviens, et qui s’obstine à pénétrer ce revêtement si poli, si froid, si dur, pour arriver jusqu’au tuf, ne sent-on pas chez l’homme quelque chose qui vibre, qui palpite, qui proteste contre les affectations de l’auteur ? Je pousserai mon paradoxe jusqu’au bout, et pour le défendre, j’irai droit à deux de ses œuvres qui ont été critiquées plus que toutes les autres : la Double méprise et Arsène Guillot. Certes c’est une triste et fâcheuse histoire que celle de cette honnête femme qui dans la Double méprise succombe aux vulgaires dangers d’un accident de voiture en compagnie d’un homme qu’elle croit aimer pendant une demi-heure, et l’on est fondé à dire au premier abord qu’il a voulu montrer une seule chose : la fragilité de la vertu. Mais tournez la page : comme elle est pathétique, cette peinture de l’angoisse et des remords de la pauvre Julie, qui, seule dans le silence de la nuit, tantôt observe avec une attention stupide toutes les vacillations de la flamme de sa lampe, tantôt compte les glands du rideau de son lit, sans en pouvoir retenir le nombre, tantôt suit d’un œil hébété l’aiguille de sa pendule qui marque les secondes, et tressaille tout à coup d’un horrible frisson, lorsqu’au milieu de ses occupations machinales elle est traversée par le souvenir aigu de son déshonneur. Ici, plus un accent de raillerie. On se demande même si c’est encore Mérimée qui par le et s’il est bien l’auteur de ce dénoûment, peut-être un peu invraisemblable : la malheureuse femme est emportée en trois jours par le remords, aidé il est vrai d’une fièvre cérébrale.

Quant à Arsène Guillot, j’avouerai (en rougissant comme il convient) ma préférence littéraire, parmi les nouvelles de Mérimée, pour cette histoire d’une pauvre fille des rues à laquelle sa mère a donné cette seule leçon « que lorsqu’on faisait un cierge à saint Roch, on trouvait dans la huitaine un homme pour se mettre avec, » qui, abandonnée par son amant et mourant de faim, saute par la fenêtre d’un quatrième étage et expire en tenant les mains de Max, le mauvais sujet qu’elle a aimé, et de Mme de Piennes, la femme pieuse qui a pris soin de ses derniers momens. Je n’en connais pas où il ait déployé à la fois plus d’esprit et plus de pathétique. Je sais bien que Mme de Piennes, tout en travaillant à la conversion d’Arsène, s’est préoccupée surtout d’obtenir celle de Max, et que l’entreprise tourne si mal qu’elle vient quelques mois après, sur le tombeau d’Arsène, implorer humblement pour elle-même son intercession. Je sais bien que dans ce dénoûment on peut, on doit voir même une raillerie à l’adresse de la piété qui n’a jamais été tentée. Mais j’y vois aussi et je crois qu’on doit y voir également une grande et humaine leçon d’indulgence, leçon dont la sévérité de nos