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rhétorique et d’art poétique dont on nourrit la mémoire des collégiens. Or il y a tantôt dix-huit cents ans qu’Horace a dit :

Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi…


Si tu veux que je pleure, il faut d’abord pleurer toi-même. Cette sympathie d’émotion entre l’auteur et le lecteur, n’est-ce pas la condition nécessaire du beau ? Dans la poésie, dans l’art oratoire, qui en doute ? Pourquoi n’en serait-il pas de même dans le roman ? Comment ce divorce de sentimens qui enlèverait à une pièce de vers ou à un discours la meilleure partie de son effet serait-il sans influence sur un récit, dont la langue plus familière et plus souple établit peut-être d’auteur à lecteur une communication plus directe ? Si Bernardin de Saint-Pierre raillait discrètement la pruderie exagérée de Virginie, lirait-on aujourd’hui avec autant d’émotion le récit du naufrage du Saint-Géran, et si Rousseau laissait apercevoir quelques doutes sur la constance dont les femmes sont capables, la lettre qui porte à Saint-Preux les adieux de Julie nous paraîtrait-elle aussi touchante ? En s’appliquant au contraire à marquer un désaccord incessant entre son lecteur et lui, Mérimée s’est volontairement privé d’un puissant moyen d’action, celui de la sympathie humaine dont le courant entraîne à la fois les plus grandes comme les plus modestes intelligences. Aussi je ne crois pas qu’il fût sorti victorieux de l’épreuve à laquelle ont été soumis, dans ces dernières années, les grands maîtres de notre langue en vers et en prose : la lecture publique devant une foule nombreuse et relativement illettrée. Malgré la perfection de ces récits, sous la simplicité apparente desquels se cache une profonde recherche, Mérimée ne va pas tout à fait aux natures simples ; au fond, c’est un auteur exquis de décadence, et, pour le goûter beaucoup, il faut des esprits raffinés et littérairement un peu corrompus.

Le second trait où je retrouve l’homme dans l’auteur, c’est une constante affectation de scepticisme, de sécheresse et de légèreté qui a valu à beaucoup de ses œuvres la réputation d’être immorales, gros mot dont aiment assez à se servir ceux qui comptent sur la sévérité de leurs jugemens littéraires pour bien établir leur moralité. Cette réputation, il est certain qu’il la recherchait, et cependant il y avait une certaine mesure qu’il s’inquiétait de ne pas dépasser. C’est ainsi qu’après avoir composé Arsène Guillot, il choisit, pour leur faire goûter la primeur d’une lecture, deux femmes d’une vertu irréprochable, mais auxquelles il savait le goût fin et l’esprit ouvert. Elles furent bien un peu effarouchées ; mais après tout elles avaient écouté jusqu’au bout, et leur