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Convenez, madame, que j’avais une bien belle envie de sermonner, puisque, malgré ma résolution, j’y ai succombé. Je n’ose me relire et je ne sais si je vous enverrai cette lettre. Oui cependant, car vous me pardonnerez les bêtises et vous n’y verrez que le sentiment d’amitié vraie qui me les a dictées. Adieu, madame, écrivez-moi bientôt que vous me pardonnez de vous prêcher l’hypocrisie et de la pratiquer si mal. Mettez-moi aux pieds de la belle traductrice de Napoléon[1]. »


« Paris, 52, rue de Lille, 27 avril 185..

« Chère madame,

« Est-il possible que vous ne soyez pas obéie ? Comment n’avez-vous pas vu Don Pasquale ? Ne chantez-vous pas Mio caro sposino, non fa il tirano, etc. ? Enfin j’espère que vous viendrez à Paris la semaine prochaine. J’ai encore, je crois, une prise de thé jaune ; je vous la garde. Je vous remercie d’avoir si bien pris la morale que j’ai eu l’impertinence de vous faire. Vous y répondez par de mauvaises raisons ce me semble. Si je vous connaissais davantage et si j’avais une confiance absolue en vous, je vous conterais par le menu une longue histoire qui m’est personnelle et qui illustrerait tristement le sujet de la franchise et de ses inconvéniens. Permettez-moi seulement de vous dire ici quelles sont les conséquences de l’aveu que vous voudriez que se fissent les gens qui ne s’aiment plus. Ils se haïraient, tandis qu’en dissimulant un peu, l’amour se change en amitié, et il n’y a de souffrance pour personne. Croyez qu’il y a une espèce de mensonge honnête, qui n’a d’autre but que de ménager la sensibilité des gens. C’est celui-là qu’il faut pratiquer. Quant au sujet des jarretières, il est trop brûlant et je l’abandonne. Pourtant je vous dirai que la morale que vous tirez de mon apologue n’est pas la vraie ; car, en premier lieu, ce qu’il faut éviter avant tout, c’est que les bas fassent des plis. Secondement l’affection ne dépend pas du plus ou moins de beauté d’une jambe, mais elle a pour base la confiance, et la confiance exclut toute recherche de la vérité.

« J’ai vu M. Senior l’autre jour et je lui ai même donné une commission que je vous supplie de lui rappeler. Quoiqu’aucun atome de fiel ne puisse entrer dans votre composition, serez-vous assez bonne pour le prier de ne pas oublier un petit pot de fiel (prepared gall for painting with water-colours) que M. Senior s’est chargé de me rapporter. Il m’a laissé un de ses cahiers qui m’a fort amusé, et qui m’a donné envie d’aller en Égypte cette année. Je voudrais aller quelque part, mais le courage me manque. Je me

  1. La sœur de Mrs Senior avait publié une très bonne traduction abrégée de la Correspondance de Napoléon.