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conter que cet enfant, selon les conjectures, était le fils d’une demoiselle de Grenade qui ne l’avait jamais vu. Quelques jours après, nous étions à Madrid, arrive chez elle une dame de Grenade, mariée depuis trois ou quatre ans. A peine l’eus-je regardée que je reconnus ces diaboliques yeux noirs, et j’eus la méchanceté de faire à Mme de M…, derrière le dos de la dame, une horrible grimace pour lui faire entendre que je connaissais mon monde. Mais voici la situation dramatique : l’enfant, qui avait sept à huit ans, arrive comme une bombe sans faire attention à sa mère véritable, qui de son côté demeure impassible. Mme de M… et moi, nous étions très mal à notre aise, nous attendant à une scène. Mais, vous autres femmes, vous avez des nerfs d’acier quand il le faut, quitte à vous évanouir en voyant une araignée. Après nous être remis un peu, nous regardions toujours involontairement tantôt les yeux du fils, tantôt ceux de la mère. Mme de M… sortit un instant. La mère alors, avec une voix parfaitement ordinaire, lui dit : Como te llamas, hijo ? (Comment t’appelles-tu, mon fils ?) Mais en Espagne on dit mon fils à tous les enfans. Elle sortit peu après et ne revint plus. La ressemblance était en effet des plus dangereuses. N’y aurait-il pas là une histoire à écrire ? Je vous en fais présent. Mrs Gaskell m’a dit qu’on avait brûlé publiquement Ruth au nom de la morale. Cela est digne de vos puritains. Il faut espérer que la fréquentation des zouaves, philosophes accomplis, les débarrassera d’un peu de leur cant.

« Je suis triste comme un bonnet de nuit et horriblement ennuyé. Le monde m’assomme et je ne sais que devenir. Je n’ai plus un ami au monde, je crois. J’ai perdu tous ceux que j’aimais, qui sont morts ou changés. Si j’avais le moyen, j’adopterais une petite fille ; mais ce monde et surtout ce pays-ci est si incertain que je n’ose me donner ce luxe. Que devient M. Senior au milieu des barbares ? Il mange des petits pois verts et des artichauts frais, mais je ne devine pas comment il trouve quelqu’un à qui parler entre les Arabes et nos officiers. Comment échanger une idée à Alger ? Il est vrai que partout cela est difficile. Vous seriez bien bonne, madame, un jour de pluie, de m’écrire et de me donner quelque chose à faire, et aussi de me dire ce qu’il faut penser d’un roman de miss Jewsbury qui s’appelle Marian Withers. Cela m’a amusé. Il y a un jeune homme à moitié roué et à moitié sincèrement amoureux qui fait tourner la tête à une grande dame qui s’ennuie. Cela se voit-il en Angleterre ? C’était assez fréquent autrefois chez nous, mais à présent les jeunes gens ne pensent plus aux femmes, ils n’aiment plus que les cartes, id est l’argent. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

« P. S, — Viendrez-vous à l’exposition universelle ? »