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« Paris, 52, rue de Lille, 23 mars 1855.

« Madame,

« J’ai lu Ruth, et, qui plus est, j’ai vu l’auteur, que Mme Mohl m’amène demain pour prendre du thé jaune. Il faut que vous sachiez que j’ai la malheureuse faculté d’être plus ému par un livre que par un événement réel ou même par une pièce de théâtre. J’aimerais mieux voir mourir un homme à côté de moi que de lire la mort d’une héroïne, particulièrement si elle n’a pas eu un peu de bon temps. Voilà pourquoi j’ai lu Ruth avec un peu de mauvaise humeur et surtout par obéissance pour vos commandemens. Je flairais le dénoûment dès la première page. Il y a beaucoup de talent et même du naturel. Les caractères, du moins ceux qui sont de ma compétence, me paraissent vrais et bien tracés. En un mot, c’est très bien, mais voulez-vous savoir ma critique ? Pourquoi Ruth est-elle si malheureuse ? Ce n’est pas pour avoir fait un enfant, mais parce qu’elle était trop pauvre pour s’en payer la fantaisie. Donnez-lui cinq cents livres sterling, elle s’en ira en France, où elle sera aimée et choyée par tout le monde, étant aimable comme elle est. Dans votre société anglaise, et, il faut l’avouer, dans presque toutes les sociétés, le malheur est toujours une situation dont on sortirait facilement avec de l’argent, mais on n’en a pas. Je ne parle pas, bien entendu, des catastrophes. On perd un enfant ou un amant. Ce sont des coups, ce ne sont pas des malheurs durables comme une honte attachée au front lorsqu’on est dans la dépendance. On ne peut rien conclure de Ruth, sinon que c’est une grande imprudence d’avoir un enfant lorsqu’on ne peut le nourrir. Croyez-vous que ce ne soit pas un malheur aussi grand pour une femme mariée ? Voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire ? En Espagne, où il fait un soleil du diable, les demoiselles en ont quelquefois (non pas des diables ni des soleils, mais des enfans). Je dis des demoiselles de bonne maison. Le monde est si bon en Espagne que les pauvres filles s’en tirent comme il suit. Elles remettent la creatura (l’enfant nouveau-né) à une femme de chambre fidèle qui la nuit le dépose à la porte d’un grand seigneur, puis sonne et détale. Le portier ramasse l’enfant, le porte à madame, qui après quelques signes de croix le fait baptiser (précaution très louable) et presque toujours le garde chez elle. La comtesse de M… a reçu deux cadeaux semblables qu’elle a fait élever convenablement. L’un est devenu un assez mauvais poète, l’autre un très bon officier du génie. Le poète, je l’ai connu tout enfant. Il a les yeux tellement noirs que la prunelle et l’iris sont de la même couleur ; cela est rare, même en Espagne. Mme de M… eut l’imprudence de me