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lui avait proposé un mouchoir, il le repoussa dignement, et s’adressant aux gendarmes : « Vous êtes Français, leur dit-il, vous me rendrez bien au moins le service de ne point me manquer, » Il remit un anneau, des cheveux et une lettre pour Mme de Rouan ; Savary montra le tout à Mme Bonaparte. La lettre était ouverte, courte et affectueuse. Je ne sais si les dernières intentions de ce malheureux prince auront été exécutées.

« Après sa mort, reprit Savary, on a permis aux gendarmes de prendre ses vêtemens, sa montre, et l’argent qu’il avait sur lui ; aucun n’a voulu y toucher. On dira ce qu’on voudra, on ne peut voir périr de pareils hommes comme on ferait de tant d’autres, et je sens que j’ai peine à retrouver mon sang-froid. »

Peu à peu parurent Eugène de Beauharnais, trop jeune pour avoir un souvenir, et qui ne voyait guère dans le duc d’Enghien qu’un conspirateur contre les jours de son maître ; des généraux, dont je n’écrirai point les noms, qui exaltaient cette action, si bien que Mme Bonaparte, toujours un peu effrayée dès qu’on parlait haut et fort, crut devoir s’excuser de sa tristesse, en répétant cette phrase si complètement déplacée : « Je suis une femme, moi, et j’avoue que cela me donne envie de pleurer. »

Dans la matinée, il vint une foule de monde, les consuls, les ministres, Louis Bonaparte et sa femme ; le premier renfermé dans un silence qui paraissait désapprobateur, Mme Louis effarouchée, n’osant point sentir et comme demandant ce qu’elle devait penser. Les femmes encore plus que le reste étaient absolument soumises à la puissance magique de ce mot sacramental de Bonaparte : Ma politique. C’est avec lui qu’il écrasait la pensée, les sentimens, même les impressions, et quand il le prononçait, presque personne au palais, surtout pas une femme, n’eût osé l’interroger sur ce qu’il voulait dire.

Mon mari vint aussi le matin ; sa présence soulagea la terrible oppression qui m’étouffait. Il était abattu et affligé comme moi. Combien je lui sus gré de ne pas penser à me donner le moindre avis sur l’attitude composée qu’il fallait prendre dans cette occasion ! Nous nous entendîmes dans toutes nos souffrances. Il me conta qu’on était généralement révolté à Paris, et que les chefs du parti jacobin disaient : « Le voilà des nôtres. » Il ajouta ces paroles, que je me suis souvent rappelées depuis : « Voilà le consul lancé dans une route où, pour effacer ce souvenir, il sera souvent forcé de laisser de côté l’utile, et de nous étourdir par l’extraordinaire. » Il dit aussi à Mme Bonaparte : « Il vous reste un conseil important à donner au premier consul : il n’a pas un moment à perdre pour rassurer l’opinion, qui marche vite à Paris. Il faut au moins qu’il prouve que ceci n’est point la suite d’un caractère cruel qui se