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doutais pas de sa force sur lui et sur les autres, mais je sentais une sorte de déchirement intérieur qui m’était tout personnel.

Enfin, à l’heure du dîner, il fallut descendre et composer son visage. Le mien était bouleversé. Bonaparte jouait encore aux échecs, il avait pris fantaisie à ce jeu. Dès qu’il me vit, il m’appela près de lui, me disant de le conseiller ; je n’étais pas en état de prononcer quatre mots. Il me parla avec un ton de douceur et d’intérêt qui acheva de me troubler. Lorsque le dîner fut servi, il me fit mettre près de lui, et me questionna sur une foule de choses toutes personnelles à ma famille. Il semblait qu’il prît à tâche de m’étourdir, et de m’empêcher de penser. On avait envoyé le petit Napoléon de Paris, on le plaça au milieu de la table, et son oncle parut s’amuser beaucoup de voir cet enfant toucher à tous les plats, et renverser tout autour de lui.

Après le dîner il s’assit à terre, joua avec l’enfant, et affecta une gaité qui me parut forcée. Mme Bonaparte, qui craignait qu’il ne fût demeuré irrité de ce qu’elle lui avait dit sur moi, me regardait en souriant doucement, et semblait me dire : « Vous voyez qu’il n’est pas si méchant, et que nous pouvons nous rassurer. » Pour moi, je ne savais plus où j’en étais ; je croyais dans certains momens faire un mauvais rêve ; j’avais sans doute l’air effaré, car tout à coup Bonaparte, me regardant fixement, me dit : « Pourquoi n’avez-vous pas de rouge ? Vous êtes trop pâle. » — Je lui répondis que j’avais oublié d’en mettre. — « Comment, reprit-il, une femme qui oublie son rouge ! » et en éclatant de rire : « Cela ne t’arriverait jamais, à toi, Joséphine ; » puis il ajouta : « Les femmes ont deux choses qui leur vont fort bien, le rouge et les larmes. » Toutes ces paroles achevèrent de me déconcerter.

Le général Bonaparte n’avait ni goût ni mesure dans sa gaîté. Alors il prenait des manières qui se sentaient des habitudes de garnisons. Il fut encore assez longtemps à jouer avec sa femme avec plus de liberté que de décence, puis il m’appela vers une table pour faire une partie d’échecs. Il ne jouait guère bien, ne voulait pas se soumettre à la marche des pièces. Je le laissais faire, ce qui lui plaisait ; tout le monde gardait le silence ; alors il se mit à chanter entre ses dents. Puis tout à coup il lui vint des vers à la mémoire. Il prononça à demi-voix : Soyons ami, Cinna, puis les vers de Gusman dans Alzire : Et le mien quand ton bras vient de m’assassiner[1]

  1. Voici ces vers :
    Des dieux que nous servons connais la différence :
    Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance ;
    Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,
    M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.
    (Alzire, acte V, scène VII.) (P. R.)