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résolue, elle eût voulu se détourner d’un regret inutile. Je ne le lui permis pas. J’employai la plus grande portion du jour à la harceler sans cesse ; elle m’écoutait avec une douceur extrême, mais avec découragement, elle connaissait mieux Bonaparte que moi. Je pleurais en lui parlant, je la conjurais de ne point se rebuter, et comme je n’étais pas sans crédit sur elle, je parvins à la déterminer à une dernière tentative.

« Nommez-moi s’il le faut au premier consul, lui disais-je ; je suis bien peu de chose, mais enfin il jugera par l’impression que je reçois de celle qu’il va produire, car enfin je lui suis plus attachée que beaucoup d’autres ; je ne demande pas mieux que de lui trouver des excuses, et je n’en vois, pas une à ce qu’il va Caire. »

Nous vîmes peu Bonaparte dans cette seconde journée ; le grand juge, le préfet de police, Murat vinrent, et eurent de longues audiences ; je trouvais à tout le monde des figures sinistres. Je demeurai debout une partie de la nuit ; quand je m’endormais, mes rêves étaient affreux. Je croyais entendre des mouvemens continuels dans le château, et qu’on tentait sur nous de nouvelles entreprises. Je me sentais pressée tout à coup du désir d’aller me jeter aux genoux de Bonaparte, pour lui demander qu’il eût pitié de sa gloire, car alors je trouvais qu’il en avait une bien pure, et de bonne foi je pleurais sur elle. Cette nuit ne s’effacera jamais de mon souvenir.

Le mardi matin, Mme Bonaparte me dit : « Tout est inutile ; le duc d’Enghien arrive ce soir. Il sera conduit à Vincennes, et jugé cette nuit. Murât se charge de tout. Il est odieux dans cette affaire. C’est lui qui pousse Bonaparte ; il répète qu’on prendrait sa clémence pour de la faiblesse, et que les jacobins seraient furieux. Il y a un parti qui trouve mauvais qu’on n’ait pas eu égard à l’ancienne gloire de Moreau, et qui demanderait pourquoi on ménagerait davantage un Bourbon ; enfin Bonaparte m’a défendu de lui en parler davantage. Il m’a parlé de vous, ajouta-t-elle ensuite ; je lui ai avoué que je vous avais tout dit ; il avait été frappé de votre tristesse. Tâchez de vous contraindre. »

Ma tête était montée alors : « Ah ! qu’il pense de moi ce qu’il voudra, il m’importe peu, madame, je vous assure, et s’il me demande pourquoi je pleure, je lui répondrai que je pleure sur lui, » et en parlant ainsi, je pleurais en effet.

Mme Bonaparte s’épouvantait de l’état où elle me voyait ; les émotions fortes de l’âme lui étaient à peu près étrangères, et quand elle cherchait à me calmer en me rassurant, je ne pouvais répondre que par ces mots : « Ah ! madame, vous ne me comprenez pas ! » Elle m’assurait qu’après cet événement Bonaparte marcherait comme auparavant. Hélas ! ce n’était pas l’avenir qui m’inquiétait ; je ne