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quelques-uns penseront, voudront, jouiront pour les autres, où un seul à la fin concentrera en lui toutes les intelligences éparses au point de pouvoir dire avec vérité : l’humanité, c’est moi ? Non, car une évolution en sens inverse se produit, qui n’est pas moins incontestable que l’autre et qui se caractérise par la croissante autonomie de l’individu ? nous tendons à la variété autant qu’à l’unité. N’avons-nous pas vu le droit, représenté autrefois comme émanant du monarque céleste, descendre d’abord du ciel sur la terre, puis des rois dans les peuples et des peuples dans les citoyens ? Du sein de la masse uniforme tendent à sortir et à fleurir des individualités de plus en plus distinctes, comme sortent d’un tronc les bourgeons, les feuilles, les fleurs. La nature ne connaît point nos exclusions logiques : plus die est une, plus elle est diverse ; sa politique n’admet point nos oppositions de systèmes et de partis : plus elle fait de socialisme, plus elle fait d’individualisme.

Comment concilier ces deux mouvemens inverses de l’évolution humaine ? — C’est que la distinction est nécessaire à l’union, c’est que l’énergie des consciences individuelles est nécessaire à la force de l’organisme collectif. Ici en effet nous n’avons plus pour élémens composans des infusoires où dort une sensibilité sourde, mais des intelligences où l’être éveillé se sent et se voit lui-même. L’organisme social est une société d’intelligences, une solidarité comprise et voulue, il est donc un organisme résultant du choix et non plus de la nécessité. Partout où un homme ne comprend pas et n’accepte pas le lien qui l’unit aux autres, le lien social, on peut dire qu’en cet homme la conscience de la société n’existe pas et qu’il ne vit point encore de la commune vie. Il est semblable à ces points insensibles qu’on rencontre en tout être animé et qui sont dans l’ensemble vivant comme des points morts. L’idéal véritable est donc que chaque membre du corps social ait l’idée la plus claire et le plus entier respect du moi des autres, ce qui est impossible s’il n’acquiert pas la plus intime conscience de son propre moi. Or cette conscience ne s’acquiert que par la liberté. Nous le savons, tout ce qui s’impose du dehors par force obscurcit la conscience en comprimant la volonté et liait prédominer la nature aveugle sur la pensée clairvoyante. L’action est nécessaire à la pensée ; on ne sait une chose qu’en la faisant soi-même, disait Aristote ; on ne se sait donc soi-même que si on se fait soi-même.

M. Espinas finit d’ailleurs par démontrer que dans les organismes, par exemple chez les annelés, la solidarité ne détruit pas la distinction des parties ou anneaux, mais la suppose au contraire. Plus l’article antérieur, celui qui forme la tête de l’animal, sera individuel à son origine, plus il se prêtera facilement à la