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psychologique de ce fait, explication qui démontre l’impossibilité de la conscience sociale. Pourquoi notre conscience individuelle, quoique en grande partie composée et inhérente à un cerveau divisible, nous paraît-elle indivisible et simple ? Probablement parce que les cellules de notre cerveau n’ont pas chacune la conscience complète et claire de soi. Sien effet la conscience de nos cellules cérébrales pouvait s’exalter, nous nous verrions peut-être divisés en une pluralité indéfinie, et l’idée de notre moi absolument simple s’évanouirait comme une image illusoire redressée par une plus exacte distribution de la lumière intérieure. Inversement, pourquoi la société ne saurait-elle se saisir elle-même comme une individualité ? C’est qu’elle se compose de moi consciens dont chacun se saisit à part, comme feraient les cellules du cerveau dans le cas précédemment supposé. L’absence de conscience réfléchie dans les cellules du cerveau rend possible le mirage de la réflexion sur soi et peut prêter ainsi même à une conscience collective l’apparence de la simplicité ; au contraire, dans la société, la présence des consciences réfléchies chez les différens membres, qui arrivent tous à dire moi, contredit et empêche toute conscience du moi collectif ou social. Le fantôme de l’individualité se trouve alors dispersé en mille images distinctes comme une figure qui se multiplie dans tous les fragmens d’un miroir brisé.

A l’appui de cette hypothèse, on pourrait imaginer des raisonnemens analogues à ceux par lesquels M. Taine essaie d’expliquer le mécanisme de la mémoire, c’est-à-dire la projection de nos sensations présentes dans le passé. Le souvenir en effet, par exemple celui de la mer, est un phénomène réellement présent et composé de sensations ou images présentes ; comment se fait-il donc que nous rejetons dans le passé ces sensations ou images ? C’est, répond M. Taine, parce que l’image provenant du passé, celle de la mer par exemple, se trouve en contradiction avec l’ensemble de nos images présentes, par exemple notre chambre où nous sommes assis, notre table, le coin de notre feu, la campagne sur laquelle nos fenêtres ont jour. Un mécanisme d’optique intérieure repousse alors certaines images dans une perspective lointaine et sur l’arrière-plan du passé, bien qu’à vrai dire tout soit présent et sur le même plan ; en d’autres termes, l’image de l’océan recule devant celles de notre chambre ou de notre feu. Ne pourrait-on appliquer la même loi psychologique à l’interprétation des formes de conscience ? Chez l’animal ou chez l’homme, la pluralité des centres cérébraux de conscience, où la conscience demeure irréfléchie et obscure, ne contredit pas, mais provoque plutôt la fusion de toutes les images en un seul moi ; au contraire, dans la société, la pluralité des centres de conscience réfléchie et claire contredit la fusion de