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même des nations, sous la forme d’une « volonté inconsciente. » Comment en effet, demande M. de Hartmann, quand on s’en tient à la notion de Providence, s’expliquer que mon action, si elle est vraiment mon action, puisse réaliser une autre volonté que la mienne, par exemple celle d’un Dieu trônant dans le ciel ? Il n’y a qu’une explication acceptable ici, c’est que ce Dieu descende dans mon cœur et que ma propre volonté soit, en même temps et sans que j’en aie conscience, la volonté de Dieu lui-même. « Il faut que je veuille, d’une façon inconsciente, tout autre chose que ce que ma conscience croit vouloir spécialement, et qu’en outre la conscience se trompe dans le choix des moyens propres à son but, tandis que la volonté inconsciente sait faire servir sûrement ces mêmes moyens à son dessein[1]. » En se fractionnant dans les nations comme dans les individus, la volonté universelle devient ainsi « âme d’une nation » comme elle devient âme d’un individu. — C’est, a-t-on dit encore, un principe invisible, une idée, un génie présent à chaque peuple, qui lui donne son unité, détermine son caractère, crée sa langue et sa poésie et s’efforce même d’agir par lui sur les autres peuples. L’organe de ce génie est la passion de la grandeur nationale ; il s’incarne tantôt dans la nation entière, tantôt dans une race ou une classe privilégiée, pour qui la grandeur nationale se confond avec sa grandeur particulière. Le gouvernement qui le représente veut-il sacrifier l’intérêt public à des fins personnelles, la Providence, toujours présente, quoique nous n’en ayons pas conscience, sait trouver une voie pour triompher malgré les obstacles. Mille accidens, la violence, le crime même, peuvent servir au souverain invisible à réprimer les écarts du souverain visible. « Il peut aussi charger une race d’achever l’œuvre commencée par une autre ; il arrive même un moment où, l’œuvre achevée, les frontières nationales fixées, l’art national parvenu à sa forme définitive, il retire sa main, comme le Dieu du Politicus, » et ne charge plus aucune conscience de le représenter parce qu’il n’a plus rien à faire. C’est la décadence qui commence pour la nation, comme la vieillesse pour l’individu.

Telle est l’interprétation du développement historique des peuples que proposent ceux qui admettent la Providence et la finalité. Qu’en faut-il penser ? — Transcendante ou immanente, la finalité mystique ne nous semble pas plus admissible dans l’organisation des sociétés humaines que dans l’organisme des individus. Les objections que nous avons élevées contre « la force vitale » et les u causes finales » chez les êtres vivans[2] ont la même valeur contre « l’âme des peuples » et contre la finalité inconsciente des

  1. Philosophie de l’inconscient, p. 437.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet.