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eux-mêmes comme un milieu nouveau, une sorte de patrie où chacun aspire la vie commune avec l’air commun à tous ; dès lors ils peuvent gravir ensemble les flancs de la montagne et monter à la conquête des sommets. Cette sociabilité de certaines grandes espèces végétales est l’image de la sociabilité qui fait que les citoyens d’un peuple puisent dans la communauté de l’esprit national une force qu’ils n’auraient point trouvée en eux-mêmes.

Faut-il pour cela admettre, avec les psychologues de l’Allemagne contemporaine et leurs imitateurs en France, une « âme du peuple, » comme on admettrait une âme de la forêt ? Faut-il reconnaître dans chaque nation, soit un esprit inconscient qui la dirige à son insu, soit une véritable conscience « collective, » fusion de toutes les consciences individuelles en une seule ? Telles sont les deux hypothèses sur la vie psychologique des sociétés que nous nous proposons d’examiner. Nous ne dirons que quelques mots de « l’esprit inconscient, » notion trop mystique ; nous nous étendrons davantage sur la conscience collective, qui a un caractère plus scientifique.


I

La doctrine de la Providence, « tenant entre ses mains les rênes de tous les empires, » a pris de nos jours une forme plus raffinée qu’au temps de Bossuet ; elle est au fond toujours la même. Les partisans des causes finales admettent encore, soit une Providence supérieure au monde, soit une Providence intérieure et « immanente » qui dirige les peuples sans qu’ils en aient conscience vers un but inconnu d’eux. Les raisons sur lesquelles on appuie cette hypothèse d’un principe invisible sont tous les exemples de finalité inconsciente que la vie d’un peuple semble offrir. Résumons-les rapidement. En premier lieu, les individus, dominés presque tous par l’égoïsme, ne cherchent que leur bien propre et cependant ils font le bien de la société ; il faut donc, dit Schiller, que l’histoire se déroule « sous le regard d’une sagesse qui voit de loin, qui sait enchaîner les caprices déréglés de la liberté aux lois d’une nécessité directrice, et faire servir les fins particulières que poursuit l’individu à la réalisation inconsciente du plan général[1]. » En second lieu, les peuples n’ont pas conscience des conséquences lointaines de leurs actes : quelque réfléchie que soit une détermination de la volonté, elle ne s’applique qu’aux effets les plus immédiats, et cependant la série des effets va à l’infini. Or au sein de la société ce sont les effets ultérieurs, non prévus par l’individu, qui ont surtout le plus d’importance : en assurant le triomphe de la

  1. Schiller, t. VII, p. 29-30.