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Les Tyrtées du pétrole, les Simonides du massacre accordent leur lyre et en tirent quelques accens qu’il est bon de répéter :

Et toi dont l’œil nous luit à travers nos ténèbres,
Nous t’évoquerons, ô Marat !
Toi seul avais raison : pour que le peuple touche
À ce port qui s’enfuit toujours,
Il nous faut au grand jour la justice farouche
Sans haines comme sans amours,
Dont l’effrayante voix plus haut que la tempête
Parle dans sa sérénité,
Et dont la main tranquille au ciel lève la tête
De Prudhomme décapité[1].

Prudhomme, c’est la bourgeoisie, à laquelle on en veut furieusement en prose comme en vers. En autre poète, qui s’intitule modestement un franc-tireur déporté, et qui date la Sanglante comédie ; poème historique, du fort de Quélern (septembre 1872), promet à courte échéance :

… Un peuple, au grand jour, poursuivant de sa haine
La race de Caïn dans le dernier bourgeois.

Ceux qui sont libres, ceux qui sont détenus, aspirent au même idéal : détruire toute une classe de la société dont ils se sont expulsés eux-mêmes par fainéantise, où ils n’ont pas le courage de rentrer par le travail. Les malheureux qu’on a entassés sur les pontons, en attendant que la justice ait pu les appeler devant elle, savent tromper toute surveillance et retombent dans les habitudes invétérées où ils se sont perdus. À bord du transport l’Yonne, en rade de Brest, le 20 août 1871, un jour de grande représentation théâtrale, où les insurgés, travestis en acteurs, donnaient la Mort d’Abel, poème tragique en un acte, par E. Gheisbreght (c’est Amouroux), et les Amoureux de Claudine, par A. Baily, on découvrit que la plupart d’entre eux avaient réussi à former une société secrète avec mots de passe et signes de ralliement, qu’ils appelaient : la Libre Pensée. Cette société aurait pu avoir pour « organe » un journal dont j’ai vu un numéro pendant la commune et qui était intitulé : l’Athée, journal des intérêts matérialistes, car dans leurs théories sociales ils suppriment Dieu, qui cependant ne les gêne guère, puisqu’ils se conduisent comme s’il n’existait pas.

Les calomnies qu’ils ont imprimées dans leurs petits livres et répandues à profusion ne sont pas croyables. Il faut que l’habitude de vivre au milieu des conspirateurs leur ait donné un bien

  1. Les Incendiaires, par Eug. Vermiesch, Londres, 1872.