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moi ; elle n’a rien d’humiliant, car il est encore honorable de s’être rassuré quand la patrie respirait, et d’avoir ensuite désiré sa délivrance de préférence à tout.

Personne ne saura jamais ce que j’ai souffert durant les dernières années de tyrannie de Bonaparte. Il me serait impossible de peindre la bonne foi désintéressée avec laquelle j’ai souhaité le retour du roi, qui devait dans mon idée nous rendre le repos et la liberté. Je pressentais toutes mes pertes particulières, M. de Rémusat les prévoyait encore mieux que moi : par nos souhaits, nous renversions la fortune de nos enfans ; mais cette fortune, qu’il fallait payer du sacrifice des plus nobles sentimens, ne nous a pas causé une plainte, les plaies de la France criaient trop haut alors ; honte à qui ne les entendait pas !

Quoi qu’il en soit, nous avons donc servi Bonaparte, nous l’avons même aimé et admiré ; soit orgueil, soit aveuglement, cet aveu ne me coûte point à faire. Il me semble qu’il n’est jamais pénible de convenir d’un sentiment vrai ; je ne suis point embarrassée de mes opinions d’un temps qu’on oppose à celles d’un autre. Mon esprit n’est point de force à ne se jamais tromper, je sais que ce que j’ai senti, je l’ai toujours senti sincèrement ; cela me suffit pour Dieu, pour mon fils, pour mes amis, pour moi. Cependant j’entreprends aujourd’hui une tâche assez difficile, car il me faut recourir après une foule d’impressions fortes et vives à l’époque où je les ai reçues, mais qui, pareilles à ces monumens brisés qu’on rencontre dans les champs et dévastés par un incendie, n’ont plus de bases ni de rapports entre elles. Et en effet, quoi de plus dévasté qu’une imagination active, longtemps aux prises avec des émotions profondes, devenues si complètement étrangères tout à coup ? Sans doute, il serait plus sage, et surtout plus commode, d’assister aux événemens avec seulement une froide curiosité, et qui ne s’émeut point se trouve toujours prêt pour tous les changemens. Mais on n’est pas maître de n’avoir point souffert ; on a bien la liberté de détourner la tête, on ne peut répondre que le regard ne soit pas blessé par les objets sur lesquels tant de circonstances imprévues l’ont forcé de s’arrêter.

Ce que j’ai observé depuis vingt ans m’a convaincue que, de toutes les faiblesses de l’humanité, l’égoïsme est celle qui dirige avec le plus de prudence la conduite. Il ne choque guère le monde, assez disposé à s’arranger de ce qui est égal et terne, il prévient d’ordinaire l’incohérence des actions ; le cercle dans lequel il se meut est si étroit qu’il serait assez singulier qu’il n’en connût pas bien vite toutes les chances, aussi parvient-il assez facilement à emprunter pour ceux qui le voient agir les livrées de la raison. Et pourtant quel cœur généreux voudrait acheter son repos à ce prix ? Non, non,