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que nous avons essayé de le définir, suffisait, du moment qu’il faisait école, et conduisait immanquablement du réalisme au naturalisme et du naturalisme à l’impressionisme. Ce n’est pas impunément qu’on torture, et littéralement, qu’on roue la langue française comme il l’a fait. Lui, qui est Victor Hugo, n’en portera pas la peine : son génie de poète l’en a racheté. Mais il est certain qu’avec lui, jusque dans ses plus belles œuvres, la langue a cessé de servir à l’usage de la pensée pour devenir l’instrument de la sensation. C’est une langue, en quelque sorte matérialiste, qui rend les choses brutalement, telles que l’œil les voit, telles que l’oreille les entend, telles que les nerfs les éprouvent, d’ailleurs sans jamais leur faire subir l’élaboration de la pensée. Il est inévitable qu’à pareille école on en arrive tôt ou tard à borner le domaine de l’art au domaine de la sensation, le domaine des passions au domaine des appétits, le domaine du sentiment au domaine de la brutalité : nous en sommes là. Reconnaissons l’une de ces contradictions intimes que recèlent dans les profondeurs de leur obscurité toutes les doctrines fausses. On commence par proclamer que tout ce qui est du domaine de la nature est du domaine de l’art, et l’on finit par avoir expulsé du domaine de l’art le meilleur de la nature, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas du domaine de la nature inférieure.

Il est d’ailleurs évident que cette filiation du naturalisme et du romantisme n’est historiquement vraie que si l’on fait dans le mouvement du romantisme deux parts : celle du bien et celle du mal. Nous ne saurions oublier deux choses : l’une que le romantisme en son temps, et nous l’avons dit, était de ces révolutions nécessaires dont on peut déplorer les excès, mais dont il faut reconnaître et franchement accepter la nécessité ; l’autre que toutes les révolutions littéraires se sont accomplies au nom de la vérité vraie contre la convention. Ce n’est même pas la faute des romantiques, ni même de M. Victor Hugo, si des disciples tels que M. Vacquerie ont compromis la doctrine : ce n’est pas non plus la faute de la vérité vraie si des écrivains tels que M. Zola se sont mépris sur son compte. Si donc M. Vacquerie ne professait pas le plus superbe dédain du XVIIe siècle, je le renverrais à La Bruyère et je lui donnerais le conseil de reprocher uniquement à M. Zola d’être l’un « de ces enfans drus et forts » qui battent la nourrice dont ils ont sucé le lait. Ce n’est pas M. Vacquerie qui est le « dernier » romantique ; c’est M. Zola, et ce qu’il y a de grave, c’est qu’ils ne s’en doutent ni l’un ni l’autre.


F. BRUNETIERE.