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la foule n’y voit pas, et ainsi de lui apprendre à voir ; la mauvaise, qui est de voir non pas plus profondément que le vulgaire dans la vérité, mais à côté de la vérité et tout à fait en dehors d’elle. L’école romantique n’a pas abusé de la première manière.

Comment alors se fait-il que nous ayons assisté de nos jours à ce retour de faveur du drame romantique, à ce succès inattendu d’Hernani, de Manon Delorme, et tout récemment encore de Ruy Blas ? Je dis inattendu parce qu’enfin tant de critiques, toutes si justes, toutes si profondément vraies, dirigées jadis contre ces drames désormais fameux, ne peuvent pas avoir perdu toute leur valeur. Bien plus, elles l’ont gardée tout entière, et pas un de ceux qui dans le cours de l’année 1838 attaquèrent ce même Ruy Blas qu’en 18791 on a salué presque unanimement comme un chef-d’œuvre ignoré qui nous serait rendu, n’aurait, je pense, à retirer une seule de ses observations. Pour ma part je ne changerais pas vingt-cinq lignes à ce que Gustave Planche crut devoir en écrire ici même[1]. L’opinion publique aurait-elle donc changé si complètement ? et de proche en proche, grâce à cet heureux état d’indifférence et d’apathie critique où nous nous prélassons depuis quelque trente ans, serait-elle donc descendue jusqu’à ce degré de mauvais goût que de ne pas sentir ce qu’il y a d’attentats contre le bon sens et contre l’art dramatique dans des pièces telles que Ruy Blas ou que Marion Delorme ? Nous ne le croirons pas aisément On l’a dit : l’opinion ne s’égare jamais tout à fait. Il y a certainement des raisons au succès du répertoire de M. Victor Hugo.

Il y en a de factices d’abord et qui dureront ce que durera la vie de M. Victor Hugo, il y en a de particulières aux temps que nous traversons, il y en a de générales ; une surtout, qui nous permettra d’écarter toutes les autres et de les négliger : la qualité du style, l’originalité de la langue, la splendeur singulière du vers. Et la preuve qu’il n’en est pas de meilleure, c’est qu’ayant essayé dans ces dernières années de reprendre Marie Tudor, chacun se rappelle si l’on a pu comparer le retentissement de cette reprise au bruit qui s’est fait autour de Ruy Blas et d’Hernani. Je suis persuadé que le Roi s’amuse, que les Burgraves, emporteraient les mêmes applaudissemens, et non moins persuadé que le même insuccès accueillerait une reprise de Lucrèce Borgia. Mais il faut s’entendre. La langue de M. Victor Hugo n’appartient qu’à lui dans l’histoire entière de notre littérature. Il me semble que c’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire : d’une certaine manière, c’en est aussi la pire critique. Ce que nous appelons en effet ici qualité du style, originalité de la langue, splendeur du vers n’est rien de pareil ou d’analogue à ce que les mêmes mots désigneraient

  1. Voyez la Revue du 18 novembre 1838.