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moins comprenons-nous, tous tant que nous sommes, et Voltaire et Racine et Corneille. « Très peu de Français, au contraire, comme le dit excellemment M. Théodore de Banville, comprennent les idées de Victor Hugo. » La question serait seulement de savoir si la faute en est aux Français ou à M. Victor Hugo. Mais je défie bien que tous les Français mis ensemble, et quelques étrangers avec eux, comprennent quoi que ce soit aux drames de M. Vacquerie.

Quel est le sens, par exemple, de Tragaldabas, et que nous veut cette énigme en cinq actes ? Il faut, je crois, renoncer à le deviner, même en ayant là, comme nous l’avons, le commentaire de M. Vacquerie sous les yeux. Une femme qui passe pour être mariée sans l’être, et qui, sous le pavillon de son prétendu mari, s’avise d’éprouver la constance et la sincérité des galans ; un amant qui croit à ce mari dont il se fait le protecteur et le pourvoyeur pour échapper à la nécessité d’épouser ; que sais-je encore ? Au second plan, des modistes, une conspiration, des alcades et des sacripans ; le mari finissant par revêtir, dans la ménagerie d’un montreur de bêtes, la peau d’un âne savant : vaut-il seulement d’exposer par le menu de telles inventions ? Mais au moins on en peut prendre occasion pour reconnaître une autre encore des erreurs romantiques. L’idée de M. Vacquerie, réduite à sa plus simple expression, était, au fond, des plus banales. Tel don Juan, homme d’honneur, c’est-à-dire, selon le mot de Lesage, « qui aime l’honneur des femmes, » se laisse quelquefois prendre au piège qu’il a tendu. Voilà ce qu’il s’agissait de mettre à la scène, et non pas, dans la personne de Tragaldabas, comme M. Vacquerie voudrait nous le persuader, « un homme qui fût le point de contact de deux extrêmes, dont la cervelle fût moitié jour et moitié nuit, qui, en un mot, fût très intelligent et très bête. » M. Vacquerie s’y est pris comme son maître. Aux côtés de son héroïne, il a mis ce Tragaldabas, c’est-à-dire un mari présumé tel, comme aux côtés de la reine d’Espagne on avait vu jadis un Ruy Blas, c’est-à-dire un laquais présumé grand seigneur. Il a donc supprimé tout élément dramatique, et précisément comme avait fait son maître, en supprimant toute lutte morale. Ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans Tragaldabas, une fois acceptée la donnée, c’était de nous montrer la fantaisie d’un séducteur de profession se transformant par degrés en amour sincère ; comme ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans Ruy Blas, c’était de nous montrer une reine franchissant pas à pas la distance qui sépare une « étoile » d’un « ver de terre, » mais c’est précisément ce que maître et disciple se sont bien gardés de faire. Ils eussent en effet violé cette loi du drame romantique, en vertu de laquelle nul homme n’est l’artisan de sa propre fortune et dépend du concours artificiel des circonstances qu’il plaît au poète d’imaginer. Regardez-y de près, c’est bien là le fond d’Hernani, de Lucrèce Borgia,