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sentent, pensent, veulent de concert et, qui plus est, chacun sent, pense, veut tous les autres. Tel est du moins le plus haut idéal de la société.

Une autre objection a été faite par Auguste Comte et par M. Littré à l’assimilation des sociétés et des organismes vivans. Celle-là se tire non plus des relations dans l’espace, comme la précédente, mais des relations dans le temps. L’organisme, dit-on, naît et meurt après avoir parcouru différens âges ; de même que le projectile renferme une force capable de le faire parvenir à un certain, point dans l’espace et pas plus loin, de même le germe vivant renferme de quoi arriver à un certain terme dans la durée, à ce terme que Fontenelle mourant appelait une « difficulté d’être, » une impossibilité d’être. Or on retrouve bien dans la société la naissance et le développement de la vie, mais on n’y trouve, selon M. Littré, ni vieillesse ni mort[1]. — On pourrait répondre que l’avenir réserve sans doute à l’humanité sa vieillesse et sa mort comme à tous les êtres vivans, et que d’ailleurs, si l’humanité arrivait par la science à prévenir sa propre décomposition en pénétrant le secret de la vie, elle n’en aurait pas moins eu ses différens âges comme l’individu. Actuellement, il semble bien que l’humanité entre à peine dans son âge viril. Mais ce qu’il faut comparer aux organismes, ce n’est pas l’humanité entière, ce sont les sociétés particulières formées au sein de l’espèce : les nations et les cités. Or, ici, nous voyons d’abord les sociétés humaines, comme les êtres vivans, engendrer d’autres sociétés, soit par l’accroissement graduel de la population, soit par la colonisation ; nous les voyons ensuite grandir en passant de l’enfance, âge de l’imagination, à la jeunesse, âge du sentiment, à la virilité, âge de la science, puis décroître et tomber finalement en décomposition. Qu’il s’agisse d’une société ou d’un organisme, il est également vrai de dire avec M. Spencer que, pendant le cours de son existence, le tourbillon de la vie renouvelle plusieurs fois toutes ses parties, c’est-à-dire les générations d’individus composant la société ou les séries de cellules composant l’organisme. Il en résulte que la vie de l’être collectif, société ou organisme, si elle n’est pas violemment détruite, surpasse infiniment en durée la vie particulière de chaque individu ou élément. Inversement, la vie individuelle des élémens peut se prolonger un temps notable après la vie de l’être collectif, si celle-ci est brusquement supprimée. Une guerre, une invasion de barbares peut détruire tout à coup l’unité d’une nation sans arrêter immédiatement la vie locale ; « de même on voit longtemps après la mort brusque d’un animal, surtout d’un animal à sang froid, ses parties séparées exécuter encore les mouvemens qui leur

  1. La Science au point de vue philosophique, page 355.