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s’empêcher de répéter ce lieu commun, qu’il est regrettable de voir dépenser tant de vaillance pour une si mauvaise cause. La plupart de ces hommes étaient arrivés à un état de surexcitation morbide qui les rendait semblables à des aliénés. Dans certaines scènes dont j’ai le tableau sous les yeux, le désordre de l’esprit est évident. J’ai entre les mains un récit confidentiel extrêmement curieux. Celui qui a écrit cette confession dans la cellule d’une maison d’arrêt ne se doute guère qu’elle est venue jusqu’à moi : je ne le nommerai pas ; je le regrette, car je n’aurais à en dire que du bien ; dans les fonctions civiles qu’il a exercées, il a déployé des qualités de bonté naïve très remarquables ; il a sauvé plus d’un persécuté, il a secouru les blessés, quêté pour les veuves et donné des exemples d’humanité qui malheureusement sont restés stériles dans le milieu où son inexpérience l’avait égaré. Chef d’un service nombreux, il avait notifié sa démission pour éviter d’enrégimenter ses hommes parmi les combattans, et, craignant à son tour d’être forcé de prendre les armes contre la vraie France, il s’était réfugié le 18 mai à l’Hôtel-Dieu sous prétexte de maladie.

Il raconte les scènes étranges dont il a été le témoin en termes que je ne puis que reproduire : « Lorsqu’il fut question de faire sauter Notre-Dame (24 mai, onze heures du matin), on nous a fait tous habiller. En descendant, j’ai rencontré R. et un autre de mes agens qui venaient me chercher, prêts à me défendre ; R. m’apportait un sabre d’officier. Le quartier était en feu, les balles sifflaient de toutes parts. En arrivant place Maubert, j’ai trouvé la maison que j’habitais envahie par une horde de gens. Il y avait là vingt hommes armés pour piller et voler ; d’autres étaient là pour me faire marcher avec eux. À ce moment, j’ai pris le parti de faire porter mon sabre sur une barricade pour donner à entendre qu’à aucun prix je ne voulais me battre. À ce signal, les hommes raisonnables se sont dispersés et ne demandaient pas mieux. Un fou s’est précipité dans ma chambre, O…, un des adeptes les plus enragés de la commune. Cet homme me dit qu’il venait de fusiller C. et de jeter son cadavre à la Seine, que huit autres avaient subi le même sort et qu’il en avait encore dix à fusiller. Ma femme et moi, nous sommes restés la bouche béante, et personne n’a osé dire un mot[1]. Pour donner une idée de l’exaltation de ce fanatique, voici, autant que se rappelle ma pauvre tête qui éclatait, ses paroles : « Embrasse-moi, — il m’embrasse, — Ferré va mourir et sauter avec la préfecture. — J’ai dit adieu à ma femme — Ce n’est pas moi que tu vois, c’est mon ombre. J’ai dit à Ferré : Mourons ensemble. Embrasse-moi

  1. D’après la suite du récit qui est un peu confus, cet illuminé qui avait fusillé tant de monde n’aurait, en réalité, tué personne.