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avait de la bonne foi à se donner le titre d’un pouvoir qu’on exerçait réellement ?

Quoi qu’il en soit, au moment dont je parle, il devenait nécessaire au premier consul de se raffermir par quelque mesure nouvelle. Les Anglais, menacés, excitaient des diversions aux projets formés contre eux ; des relations se renouaient avec les chouans, et les royalistes ne devaient voir dans le gouvernement consulaire qu’une transition du directoire à la royauté. Le caractère d’un seul homme y apportait une seule différence ; il devint assez naturel de conclure qu’il fallait se défaire de cet homme.

Je me souviens d’avoir entendu dire à Bonaparte, dans l’été de cette année 1804, que pour cette fois les événemens l’avaient pressé, et que son plan eût été de ne fonder la royauté que deux ans plus tard. Il avait mis la police dans les mains du ministre de la justice ; c’était une idée saine et morale, mais ce qui ne le fut point, et même ce qui fut contradictoire, ce fut de vouloir que la magistrature exerçât cette police comme au temps où elle était une institution révolutionnaire. Je l’ai déjà dit, les premières conceptions de Bonaparte étaient le plus souvent bonnes et grandes. Les créer et les établir, c’était exercer son pouvoir ; mais s’y soumettre après, devenait une abdication. Il n’a pas pu supporter la domination, même d’aucune de ses institutions.

Ainsi, gêné par les formes lentes et réglées de la justice, et aussi par l’esprit faible et médiocre de son grand juge, il se livra aux mille et une polices dont il s’environna, et reprit peu à peu confiance en Fouché, qui possède admirablement l’art de se rendre nécessaire. Fouché, doué d’un esprit fin, étendu et perçant, jacobin enrichi, par conséquent dégoûté de quelques-uns des principes de son parti, mais demeurant toujours lié avec lui pour avoir un appui en cas de trouble, ne recula nullement devant l’idée de revêtir Bonaparte de la royauté. Sa souplesse naturelle lui fera toujours accepter toutes les formes de gouvernement où il verra pour lui l’occasion de jouer un rôle. Ses habitudes sont plus révolutionnaires que ses principes ; aussi le seul état de choses, je crois, qu’il ne puisse souffrir est celui qui le mettrait dans une nullité absolue. Il faut se bien convaincre de cette disposition, et toujours un peu trembler, quand on veut se servir de lui ; il faut se dire qu’il a besoin d’un temps de troubles pour avoir toute la valeur de ses moyens, parce qu’en effet, comme il est sans passions et sans haine, alors il devient supérieur à la plupart des hommes qui l’environnent, tous plus ou moins troublés par la crainte et le ressentiment.

Fouché a nié d’avoir conseillé le meurtre du duc d’Enghien. A