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personne n’osait surmonter la funeste impression, mal raisonnée pourtant, qu’il donnait.

Les royalistes s’inquiétaient cependant, et voyaient de jour en jour Bonaparte s’éloigner de la route où ils l’avaient longtemps attendu. Les jacobins, dont le premier consul redoutait davantage l’opposition, s’agitaient sourdement. Ils trouvaient que c’était à leurs antagonistes que le gouvernement semblait s’appliquer à donner des garanties. Le concordat, les avances que l’on tentait vers l’ancienne noblesse, la destruction de l’égalité révolutionnaire, tout cela était un envahissement sur eux ; heureuse, cent fois heureuse, la France, si Bonaparte n’en eût fait que sur les factions ! mais pour cela, il ne faut être animé que par l’amour de la justice ; il faut surtout ne vouloir écouter que les conseils d’une raison généreuse.

Quand un souverain, quelque titre qu’il ait, transige avec l’un ou l’autre des partis exagérés qu’enfantent les troubles civils, on peut toujours parier qu’il a des intentions hostiles contre les droits des citoyens qui se sont confiés à lui. Bonaparte, voulant affermir son plan despotique, se trouva donc forcé de transiger avec ces redoutables jacobins, et malheureusement il est des gens qui ne trouvent de garantie suffisante que dans le crime. On ne les rassure qu’en se chargeant de quelques-unes de leurs iniquités ! Ce calcul est entré pour beaucoup dans l’arrêt de mort du duc d’Enghien, et je demeure convaincue que tout ce qui a été fait à cette époque n’a dépendu d’aucun sentiment violent, d’aucune vengeance aveugle, mais seulement a été le résultat d’une politique toute machiavélique qui voulait aplanir sa route à quelque prix que ce fût. Ce n’est pas non plus pour la satisfaction d’une vanité aveugle que Bonaparte aspirait à changer son titre consulaire en celui d’empereur. Il ne faut pas croire que toujours ses passions l’entraînassent aveuglément ; il n’ignorait pas l’art de les soumettre à l’analyse de ses calculs, et si par la suite il s’est abandonné davantage, c’est que le succès et la flatterie l’ont peu à peu enivré. Cette comédie de république et d’égalité qu’il lui fallait jouer, tant qu’il est demeuré premier consul, l’ennuyait, et ne trompait au fond que ceux qui voulaient bien être trompés. Elle rappelait ces simagrées des temps de l’ancienne Rome, où les empereurs se faisaient de temps en temps réélire par le sénat. J’ai vu des gens qui, se parant comme d’un vêtement d’un certain amour de la liberté et n’en faisant pas moins une cour assidue à Bonaparte premier consul, ont prétendu qu’ils lui avaient ôté leur estime dès qu’il s’était donné le titre d’empereur. Je n’ai jamais trop compris leurs motifs. Comment l’autorité qu’il exerça, presque dès son entrée dans le gouvernement, De les éclaira-t-elle pas ? Ne pourrait-on pas dire au contraire qu’il y