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les municipalités terrifiées le recevaient aux portes avec le pain et le sel. Cette fois encore la poursuite se changeait en marche triomphale. Dans ses proclamations aux paysans, l’imposteur leur promettait la liberté, l’extermination des familles nobles, l’élargissement de tous les détenus, les distributions gratuites de sel. Trompés par ses manifestes, les gens simples n’osaient ou ne savaient plus répondre à qui les interrogeait : « Êtes-vous pour Pierre Féodorovitch ou pour Catherine Alexeïevna ? » — Partout des administrateurs, des officiers nouveaux, imposés par le dernier passant armé ; le long des routes, des nobles ou des intendans pendus aux portails des maisons seigneuriales. Nous aurions peine à nous représenter l’incroyable trouble d’idées, les ténèbres du doute politique où se débattait un peuple ignorant, surmené par une administration sans scrupule, privé de tout moyen d’information, de tout guide d’opinion. Empruntons encore une de ses vives peintures à M. Salias : « Toute sorte de vagabonds errent par la Russie, semant et colportant on ne sait quelles choses obscures. Ils distribuent des liasses d’imprimés violens, des manifestes plus surprenans l’un que l’autre ; des diacres vont, des écrivains, des gens du fisc, on ignore pour quelle affaire, et ils racontent une chose ; viennent des moines et des colporteurs qui en chuchotent une autre. On envoie des fonctionnaires spéciaux, et ce ne sont pas des fonctionnaires, mais des gens qui se disent tels. Aujourd’hui il en vient un qui lit un ukase ; demain un autre fouettera pour avoir exécuté l’ukase, et un troisième punira pour n’avoir pas obéi. Où est le droit, où est le mal, ce qu’il faut taire et ce qu’il faut dire, nul ne le sait… »

La tourmente gagnait le cœur de la Russie avec la rapidité et la violence des chasse-neiges qui l’hiver balaient ces plaines. Un seul kosak, détaché dans un district, l’insurgeait tout entier. Les bandes se multipliaient chacune pour son compte ; tandis que le grand rebelle se cachait dans quelque hallier, son nom révolutionnait au loin des villes qui ne devaient jamais le voir. Nijui Novgorod, directement menacée, tremblait devant le sort de Kazan ; Moscou, qu’on croyait l’objectif de sa marche, n’était guère plus rassurée. Les gouverneurs de ces cités adressaient à Pétersbourg des appels supplians. Catherine fut si émue qu’elle eut un instant la pensée de paraître en personne à la tête de ses troupes ; ses conseillers l’en détournèrent à grand’peine. Le comte Panine, le vainqueur de Bender, fut nommé généralissime à la place du regretté Bibikof et alla prendre le commandement des forces qui couvraient Moscou.

Pougatchef cependant nourrissait des projets moins grandioses que ceux qu’on lui prêtait. Il avait appris par de dures expériences que ces hordes de serfs en rut de liberté n’étaient pas une armée ; il sentait que la fin de la folie fête approchait ; ses plus anciens