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dernier. Frontière idéale, indécise entre la vieille Asie et la jeune Europe. Elle est marquée, des monts Ourals à la mer Caspienne, par le fleuve Oural, qui s’appelait alors l’Iayk : il importe de lui conserver dans ce récit l’ancien nom qu’il perdit à la suite des événemens que nous allons raconter. Sans souci des géographes, la grande steppe mongole franchit cette ligne d’eau et continue en réalité jusqu’au Volga les solitudes et les populations asiatiques. Ces territoires, aujourd’hui compris dans le réseau administratif de l’empire, ne lui appartenaient que de nom sous Catherine II. Sur le cours moyen de l’Iayk, une grande place militaire, la ville forte d’Orenbourg[1], s’élevait comme la sentinelle avancée de l’Occident ; elle commandait deux places de moindre importance : en amont, à l’endroit où le fleuve sort des montagnes, la forteresse d’Orsk ; en aval celle de Iaytzky, l’Ouralsk actuelle, au coude formé par les eaux, quand, après avoir couru longtemps droit au Volga, elles tournent brusquement au sud pour se jeter dans la Caspienne. C’étaient là, avec quelques méchans fortins perdus dans les steppes et sur les affluens de l’Iayk, les seuls refuges de l’autorité régulière. Hors de la zone militaire de ces citadelles et de quelques routes parcourues à rares intervalles par des colonnes volantes, la terre appartenait aux errans, chacun y relevait à sa guise de son khan, de son ataman, de son dieu, de sa lance. Les tribus asiatiques formaient le fond de la population disséminée sur ces vastes espaces. On y voyait, on peut y voir encore, toutes les familles de la race mongole, Bachkirs, Kirghiz, Kalmouks, Tchérémisses, derniers descendans de ces Tatars de la Horde-d’Or, maîtres du monde slave jusqu’à la fin du XVIe siècle. Ils sont restés jusqu’à nos jours les hommes de la Genèse : au loin de ces horizons ininterrompus d’herbes et de sable, Abraham pousse devant lui ses troupeaux, comme jadis au désert de Chaldée. Les bergers nomades ignorent le foyer, ce premier nœud de toute société qui se fixe ; même la tente est une. habitation trop peu mobile à leur gré : ils ne connaissent d’autre abri que la kibitica, le chariot couvert de peaux où roulent leur famille et leur fortune. Isolés d’habitude à la recherche des bons pacages, des poussées soudaines les rassemblent parfois dans la grande steppe tourkmène comme les nuées de sauterelles : « C’est l’avènement de Gog et de Magog, des armées et des peuples de toutes les aires de vent, montant comme la tempête et le nuage, » disaient les prophètes quand ces invasions touraniennes se jetaient sur l’ancien monde sémitique. Marée humaine, sortie du mystérieux réservoir d’hommes qui se cache dans les montagnes mères d’Asie,

  1. On sait que le terrible incendie du mois dernier a en partie anéanti cette ville.