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Razine, le prédécesseur de Pougatchef, faisait aux gens du Don : « Je suis venu pour exterminer les boïars et les riches. » — De toutes ces convulsions, la plus violente et la plus formidable peut-être fut celle que nous allons raconter ; notre génération comprendra son histoire mieux que les contemporains de Pouchkine ; plus d’un, sans être bien vieux, se souviendra en feuilletant ces pages, et dira : « Mais j’ai vu ceci ! J’ai vu l’incendie de Kazan, le siège d’Orenbourg, les barriques éventrées au conseil des malfaiteurs improvisés généraux ! » — Telle est l’impression que nous avons éprouvée en lisant cette histoire lointaine et étrangère ; telle est l’impression que nous avons voulu faire revivre chez d’autres, étant de ceux qui souhaitent de toute leur âme à leur libre patrie, non les faiblesses de l’oubli, mais la vertu du souvenir,


I

« Mille verstes… et puis mille encore…. A deux mille verstes de la capitale, entre le sauvage Volga et le torrentueux Iayk, depuis la Kama jusqu’à la mer Caspienne, s’étend la mère-steppe, immense, bleuâtre, à perte de vue ; elle s’étend sans fin et sans bords. C’est là qu’errent les audacieux, qu’on respire à pleins poumons, là qu’on secoue en galopant les chagrins et les soucis du cœur ; là que les têtes chaudes, ennemies de tout joug, vivent à leur guise. La libre confrérie des vauriens parcourt la steppe, le couteau à la botte, sans tsar à l’esprit, sans Dieu dans la conscience… Les garçons fugitifs de toute la Russie s’y rassemblent, y construisent leurs villages, y vivent de la perdition des âmes et de la coupe des têtes. Le gueux chauve et nu, le sage fainéant, l’innocent condamné en justice, le mendiant à la besace, tous les riches de malheurs ; le pécheur maudit, le meurtrier comme l’homme de Dieu, le moujik comme le boïar, le moine, l’ex-pope, le soldat, le prévôt, le forçat… c’est tout un : tous sont reçus au service du major l’Alouette, qui vole en chantant entre le ciel bleu et la steppe. Une loi pour tous, le libre vouloir ! Plus de commandans, de juges, d’écrivains, plus de voïévodes ni de bourreaux, de seigneurs ni de bourgmestres… des atamans, des ïessaouls… fais voir ton audace et tu seras toi-même ataman. Dans cette vie-là, sous le ciel clair et les étoiles, tu es ton maître à toi-même et n’en connais pas d’autres… C’est le bon pays où on ne demande pas de papiers, où tout le peuple des fugitifs est hospitalier à ceux qui fuient. »

C’est avec ces vives couleurs que M. Salias, un écrivain russe qui a consacré toute une vaste épopée à la révolte de Pougatchef, nous dépeint la frontière orientale de la Russie d’Europe au siècle