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l’infidélité de la victoire, j’ai vu l’étranger amené par nos revers jusqu’ici. J’ai vu tout un grand gouvernement qui reposait sur un seul homme disparaître, disparaître en un jour, disparaître parce que son épée était abattue, et qu’un jour, un seul jour, il n’était pas triomphant. Oh ! alors, j’ai compris que malheur aux nations dont l’existence, dont la constitution a pour base ou la mobilité des passions populaires, qui conduit aux hontes du directoire, ou l’autorité du génie d’un grand homme, qui conduit à d’éclatantes victoires, mais aussi à d’affreux revers, à un anéantissement complet… Faire reposer la destinée d’un peuple sur la tête d’un homme, c’est le plus grand de tous les crimes. Ah ! j’ai compris alors la nécessité d’un principe… » De telle sorte que Berryer, détaché de l’empire sans être insensible au génie, à ses gloires et à ses malheurs, converti d’avance à une monarchie qu’il ne connaissait encore que de nom, était tout préparé à une restauration dans laquelle il ne voyait ni une condition offensante imposée par l’étranger, ni une menaçante résurrection d’ancien régime.

Que d’autres, amis ou ennemis, aient pensé ou senti différemment dans cette grande crise de 1814-1815, épreuve de tous les patriotismes et de toutes les convictions, oui sans doute. L’originalité morale de Berryer c’est d’être arrivé à la restauration sans engagement et sans esprit de parti, avec la générosité et l’indépendance d’un cœur chaud, avec une opinion qu’il ne devait qu’à lui-même, à un travail intérieur tout désintéressé. S’il n’avait aucun lien avec l’empire, il ne se rattachait par aucune tradition de famille, par aucun souvenir à cette monarchie renaissant dans un désastre, à l’ancien régime. Il n’avait pas même avant vingt ans entendu prononcer le nom des Bourbons. Il n’avait ni injures à venger, ni passions à satisfaire, ni avantages personnels à reconquérir. C’était un jeune bourgeois, fils de la société moderne, porté par instinct de libéralisme autant que par goût pour la royauté vers un pouvoir qui, en représentant la vieille France, semblait offrir à la France nouvelle comme un instrument de réparation nationale avec la garantie d’institutions généreuses. C’est déjà Berryer tout entier unissant dans son âme ardente le sentiment d’un volontaire royaliste et le sentiment d’un libéral ; c’est Berryer à vingt-cinq ans, impatient de s’ouvrir cette double carrière du barreau et du parlement, où pendant plus d’un demi-siècle, à travers les révolutions, il va exercer pour sa cause le retentissant ministère de la parole publique pour lequel il est fait.

Tout lui souriait dans cette renaissance de la restauration, qui compensait par des dédommagemens de liberté de douloureux désastres militaires. La monarchie de la charte répondait à ses opinions, mûries dans le silence de l’empire. Cette vie nouvelle, avec ses