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avoir des conséquences heureuses pour la formation des nations, mais elle ne cesse pas d’être injuste, et les conquêtes qui la couronnent ne cessent pas d’être des actes de violence parce qu’un état y trouve les conditions les plus favorables pour son développement national. « Le droit des gens encore imparfait, dit M. Bluntschli, n’a point établi de tribunal humain pour juger si un peuple est ou non capable de devenir une nationale tribunal de Dieu prononce seul, et ses arrêts sont l’histoire du monde. » Les arrêts de l’histoire, pour les faits de guerre et de conquête comme pour les faits de révolution, doivent garder un caractère moral ; ils ne peuvent sans impiété être attribués au tribunal de Dieu que s’ils sont approuvés au tribunal de la conscience. L’idée de nationalité est une idée éminemment respectable et qui se recommande à toute la sollicitude des hommes d’état ; mais elle n’a pas par elle-même la valeur d’un principe de droit. Elle n’est qu’un principe tout moral de bonne politique, et M. Bluntschli en comprenait bien le véritable caractère quand il commandait de respecter, chez un peuple dépossédé de ses droits nationaux, la langue, la littérature, les mœurs nationales ; mais la violation de ce précepte ne suffirait pas pour justifier un soulèvement et surtout pour autoriser l’intervention armée d’un état étranger. Il faut des griefs positifs et non l’idée vague de nationalité pour rendre légitimes ces changemens territoriaux qui, à la suite de révoltes ou de guerres, donnent naissance à des nations nouvelles ou font revivre des nations déchues.


III

L’idée de la société, comme celle de la nation, s’est dégagée de l’idée pure de l’état dans la conception moderne du droit public. M. Bluntschli fait honneur de cette idée à la philosophie allemande : je crois qu’elle a été surtout mise en lumière par l’école libérale française et qu’elle doit plus aux Royer-Collard, aux Tocqueville et aux Laboulaye qu’à aucun métaphysicien d’outre-Rhin. Quoi qu’il en soit, nulle idée n’appelle à un plus haut degré l’attention du philosophe politique, car elle est la mesure des devoirs généraux de l’état et des limites dans lesquelles doit se renfermer son action. L’état n’existe que pour la société, et ne doit intervenir que là où la société ne se suffit pas à elle-même. Que si la société se confond avec l’état, c’est le pur despotisme monarchique pu démocratique. Si elle s’oppose à l’état, sans que l’un et l’autre aient une claire conscience de leurs droits respectifs, l’anarchie se mêle au despotisme. Telle était la condition des peuples du moyen âge, avec les guerres privées, la rivalité du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel et tous