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plus volontiers encore ma confiance dans un stratège qui aurait toutes les qualités que Xénophon prête au Lacédémonien Téleutias. Voilà un nom que je n’avais jamais entendu prononcer et qui me paraît bien mériter pourtant qu’on s’y arrête. Quand Téleutias remet le commandement à Hiérax, « il n’est pas un des soldats qui ne veuille lui serrer la main ; l’un le couvre de fleurs, l’autre l’entoure de banderoles ; ceux qui arrivent trop tard, au moment où le vaisseau s’éloigne, jettent des couronnes dans la mer et prient les dieux de veiller sur leur chef. » Les Spartiates éprouvent un revers : de qui font-ils choix pour le réparer ? De ce même Téleutias qui, au dire de Xénophon, ne s’est encore fait remarquer « ni par de grands périls courus, ni par des ruses de guerre remarquables, » mais qui, pour tout secret et pour tout mérite, a su conquérir l’affection de ses troupes. Téleutias arrive sans argent pour prendre le commandement d’une flotte indignée de n’être pas payée depuis de longs mois ; son nom seul a transformé les visages, les matelots témoignent hautement leur joie et se déclarent prêts à le suivre. « Soldats, leur dit Téleutias, ma porte jusqu’à présent vous a toujours été ouverte ; ce n’est pas aujourd’hui qu’elle pourrait vous être fermée. Avez-vous des réclamations à m’adresser ? Je suis prêt à les entendre. Vous savez bien qu’avant de songer à ma subsistance, je me serai occupé de pourvoir à la vôtre ; je préférerais rester deux jours sans vivres plutôt que de vous voir en manquer un seul jour. Les Barbares nous refusent leurs subsides ; apprenons à nous en passer. L’abondance qu’on se procure les armes à la main, aux dépens de l’ennemi, est la seule qui convienne à des hommes libres. » Cette abondance, où Téleutias compte-t-il donc aller la chercher ? Au Pirée même ! Au Pirée, avec douze trières, car Téleutias ne veut compromettre dans cette expédition que douze vaisseaux. Oui, au Pirée ! et tout est admirablement calculé pour que l’aventure réussisse. Téleutias sait qu’une fois mouillés dans le port les triérarques s’y croient en sûreté et ne s’astreignent plus à coucher à bord ; les matelots mêmes se dispersent à terre. Il part de nuit, et s’arrête à moins d’un kilomètre de l’entrée du Pirée. Dès que le jour se montre, il prend avec son vaisseau la tête de la colonne. Les Athéniens ne s’attendaient pas à une telle audace. Quand ils accourent en armes sur le rivage, les vaisseaux de Téleutias ont déjà fait main basse sur tous les vaisseaux de transport. Sous les yeux ébahis des hoplites et des cavaliers, les trières de Lacédémone emmènent à la remorque cet immense butin. Jamais coup de main ne fut plus heureux et plus prompt. Il y eut même, assure-t-on, des marchands et des triérarques enlevés dans leur lit au milieu du bazar. L’amiral Baudin surprit Vera-Cruz en 1838 : il ne montra pas alors plus de décision et n’obtint pas un plus complet succès.