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la cuisse. Il tombe ; les matelots s’empressent autour de lui. On veut l’emporter dans la cale. « Non pas dans la cale, s’écrie-t-il, à la mer ! » Le feu de la Piémontaise a faibli ; il est évident qu’elle va être contrainte à se rendre, et les Anglais viendront, le sabre au poing, demander le lieutenant Moreau ! Qu’ils aillent le disputer aux requins ! Moreau, surexcité plutôt qu’affaibli. par sa blessure, repousse violemment les bras trop empressés qui le soulèvent ; il se roule sur le pont étroit de ce gaillard inondé de son sang ; une dernière secousse et c’en est fait ; le corps du blessé a franchi le plat-bord. L’écoute de misaine, avec son double garant, traînait à l’eau. Cette manœuvre reçoit le malheureux lieutenant et l’arrête un instant dans sa chute., Deux matelots, — deux gabiers, — se laissent vivement glisser sur le flanc du navire. Ils étendent la main ; Moreau, par un soubresaut convulsif, leur échappe. La mer a sa proie ; les Anglais n’auront pas la leur. Quand on songe que le vainqueur de Saint-Jean-d’Ulloa, celui que nos matelots appelaient dans leur enthousiasme le grand Baudin, se trouvait petit à côté de ce héros inconnu, on se demande à quoi tient, la gloire. Il faut vivre, quoi qu’on en puisse dire, pour devenir célèbre. Plus d’un obscur soldat, aurait aujourd’hui sa place marquée dans les annales du monde, si la mort ne l’avait fauché avant l’heure ! Ce sont les meilleurs qui se font tuer ou du moins qui font tout ce qu’il faut pour que l’ennemi les tue. Et, pourtant quelques-uns ont traversé sans aucune blessure ces épreuves. N’ est-il pas évident que nous sommes à toutes les heures du jour dans la main de Dieu ? La gloire, comme la vie, c’est Dieu qui la donne ; c’est aussi lui qui la détient à son gré. Qui sait d’ailleurs si, de tous les présens que sa bonté peut nous faire, celui-là n’est pas le plus chétif à ses yeux[1].

  1. J’ai voulu savoir quelle trace avaient gardé nos archives des services d’un officier si rempli de promesses et si brusquement moissonné dans sa fleur. Voici la note que m’a transmise, avec son obligeance habituelle, un des conservateurs de ce riche dépôt, M. Octave de Branges :
    « La frégate la Piémontaise, commandée par M. Épron (Louis-Jacques), capitaine de vaisseau, faisait en 1808 partie de la station de l’Ile-de-France. Le 7 mars, se trouvant à la hauteur de Ceylan, le commandant Épron eut connaissance de plusieurs voiles qu’il reconnut pour des vaisseaux de la compagnie. Bientôt après une frégate fut signalée. Cette frégate avait une marche supérieure ; elle atteignit promptement la Piémontaise. Le combat s’engagea. Trois fois les deux bâtimens le suspendirent ; trois fois ils le reprirent avec une nouvelle ardeur. La frégate française avait vu son équipage déjà diminué de cinquante hommes dans des engagemens antérieurs ; elle succomba. Le chiffre de ses pertes était considérable : quarante-neuf tués et quatre-vingt-six blessés. Au nombre des morts se trouvaient deux enseignes et le premier lieutenant : Charles Moreau.
    « Né à Jérémie dans l’île de Saint-Domingue, nommé lieutenant de vaisseau en 1805 (le 25 fructidor an XVIII), Charles Moreau, avant d’embarquer sur la Piémontaise, avait fait un voyage de circumnavigation sur la corvette le Naturaliste, de 1801 à 1803. Il était marié à Mlle Joséphine-Anne-Madeleine Muraire, parente du premier président de la cour de cassation, née à Paris le 22 juin 1782. Un décret en date du 28 mai 1809 accorda à Mme Moreau une pension annuelle de 800 francs. Ce décret fut rendu sur le rapport du ministre de la marine, rapport ainsi conçu : « Sire, le lieutenant de vaisseau Charles Moreau a été tué, le 8 mars 1808 dans un combat soutenu par la frégate de votre majesté la Piémontaise contre le San-Fiorenzo. Au moment de sa mort cet officier comptait dix ans environ de services… Ses talens, son courage, sa noble ambition, donnaient les plus grandes espérances. Le sieur Moreau laisse une veuve et un enfant en bas âge. »