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détache lentement du rivage ; elle approche sans bruit, sans faire bouillonner l’eau. Lysandre croit-il donc pouvoir traverser le détroit inaperçu ? Non ! Il n’espère pas tant de la confiance exagérée de l’ennemi. Tout ce qu’il veut, c’est d’abréger ainsi la distance à franchir ; ses éclaireurs sont là pour l’avertir du moment où sa ruse aura été découverte. Avancez, avancez toujours doucement, c’est autant de gagné. Ah ! voilà le signal ; l’ennemi en ce moment court à ses vaisseaux. « Dressez le bouclier ! Dressez-le bien haut ! Élevez-le au bout de sa pique ! Que toute la flotte le voie ! Eleleleu ! Hourrah ! Renversez-vous sur les bancs, faites ployer les rames ! Lampsaque est déjà loin ; en moins de vingt minutes, le détroit sera franchi. » Les bâtimens de transport, à leur tour, se sont mis en marche. Ils amènent Thorax avec son infanterie. On bat le rappel à cette heure sur la côte d’Europe. On le bat trop tard. C’est la faute que nous commîmes nous-mêmes dans la baie d’Aboukir, quand nous y fûmes attaqués par Nelson. Une partie de nos équipages détachée à l’aiguade roulait encore ses barriques sur la plage que déjà les vaisseaux anglais se mêlaient aux nôtres. Tout est tumulte dans le camp des Athéniens ; les stratèges, les taxiarques, les triérarques, courent de côté et d’autre. On rassemble les matelots, on les pousse vers la mer, on les conjure de s’embarquer. Sur la plupart des trières, une partie des rames se trouve entièrement dégarnie, quelques vaisseaux sont tout à fait vides. Lysandre se précipite au milieu de cette cohue. Son infanterie prend terre sur le rivage, gravit, sans être un instant arrêtée, la falaise et poursuit à travers la campagne les fuyards qui n’essaient pas même de se rallier. C’est pourtant sur ce champ de bataille que nous développions au mois d’avril 1854 nos compagnies de débarquement ! Je ne m’en doutais guère alors. Si j’eusse été mieux instruit des grandes luttes de l’antiquité, j’aurais pu proposer à l’amiral Bruat de faire pour la bataille d’Ægos-Potamos ce que fit l’amiral Bouët Willaumez pour la bataille d’Isly. Nos embarcations auraient représenté les deux flottes, et l’infanterie de marine du capitaine Millet eût remplacé les soldats de Thorax.

« Ce n’est pas une victoire, c’est une conquête ! » s’écria Nelson après Aboukir. Lysandre eût été fondé à en dire autant ; la marine athénienne n’existait plus. Le vaisseau de Conon et sept autres trières échappèrent seuls avec la Paralos au désastre. Le reste de la floue, les stratèges, trois mille prisonniers, demeurèrent aux mains du vainqueur. Telle fut la fatale journée d’Ægos-Potamos livrée au printemps de l’année 405 avant Jésus-Christ. Il n’a fallu qu’une heure pour terminer une guerre qui durait depuis vingt-sept ans. Nos batailles navales n’ont plus cette importance. Tant que dura la marine des galères, ce fut à elle qu’appartint le don