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avec toutes ces choses, il a paré l’Europe, sa chère patrie, il en a fait le théâtre de la civilisation ; et puis il en est reparti sur des machines puissantes pour aller conquérir et civiliser ces contrées lointaines où il n’était pas né et auxquelles il avait tout ravi… »

Or, s’il en est ainsi :

Si les états peu favorisés par la nature, médiocrement avancés en civilisation, sont exposés, par le cours dès événemens, par la force même des choses, à perdre tôt ou tard cette portion de leur capital accumulé et de leur population laborieuse qui peut trouver ailleurs une meilleure fortune, un emploi mieux rétribué ; si le progrès de la liberté commerciale ne fait que précipiter le mom.ent fatal ; si l’unique moyen pour eux de le conjurer, c’est d’imprimer dans leur propre sein au capital une direction plus intelligente, au travail une impulsion plus vigoureuse ; on irait directement contre le but en maintenant indéfiniment l’un et l’autre sous l’abri trompeur et torpide du régime protecteur, père nourricier de l’ignorance, de la paresse et de la routine.

On irait droit au but, au contraire, en abordant de front la difficulté, en acceptant de bonne heure et de bonne grâce un avenir inévitable, en éclairant avec sincérité les intérêts compromis sur leur position, en les soumettant, avec mesure et discernement, sans doute, mais réellement et résolument, à l’aiguillon de la concurrence. Adopter, par conséquent, comme leurs heureux rivaux, adopter, en même temps que leurs heureux rivaux, le principe de la liberté commerciale, sous le bénéfice des exceptions qu’il comporte, dans les limites que la science lui assigne, mais en se réservant d’étendre plus ou moins ces limites, de régler ces exceptions, quant au nombre, à la nature, à la durée, selon l’exigence de leurs circonstances respectives : telle devrait être, à mon avis, la politique ou, si l’on veut, la conduite des états dont il s’agit ; c’est ainsi qu’ils pourraient espérer de regagner d’un côté ce qu’ils seraient exposés à perdre de l’autre, et de compenser par l’activité et l’industrie les torts de la nature et de la fortune ; et c’est à ces conditions seulement qu’on peut considérer le principe de la liberté commerciale comme universellement applicable, comme utile indistinctement à tous les états, — mérite qu’on aurait tort de lui attribuer si l’on négligeait de tenir compte de ses conséquences, dans les cas importans et nombreux que nous venons d’indiquer, et surtout si l’on n’accordait point, dans ces cas, aux exceptions que le principe lui-même admet, un certain degré d’élasticité.


Duc DE BROGLIE (VICTOR).