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Depuis lors les rôles ont été complètement intervertis. Les traités de commerce de 1860 ont établi parmi nous, avec certaines restrictions, mais pourtant dans une large mesure, le régime de la liberté commerciale. De nouvelles conditions économiques se sont formées, toute une génération de commerçans et d’industriels a grandi à l’ombre de cette liberté, et c’est maintenant le libre-échange qui traite ses adversaires, sinon de novateurs téméraires, au moins de réactionnaires imprudens. En revanche, après trente années qui lui ont été données pour faire ses preuves, le libre-échange peut et doit être jugé aujourd’hui par ses résultats et ses œuvres, non par les espérances de ses partisans ou les craintes de ses détracteurs. En un mot, le libre-échange a le pouvoir et porte la responsabilité qui est la condition du pouvoir, suivie du cortège d’accusations qui ne manquent jamais de l’accompagner. On lui demande assez sévèrement compte des promesses qu’il n’a pas complètement tenues, et des maux qu’il n’a pas su prévenir.

Malgré ce changement complet de situation dont le lecteur s’apercevra à toutes les lignes de l’écrit que je lui fais connaître, il ne lui faudra pas, je crois, beaucoup d’attention pour se convaincre que, les questions étant au fond toujours les mêmes, les principes auxquels un observateur réfléchi pouvait faire appel pour les résoudre il y a trente ans n’ont pas cessé d’être applicables. Les conseils de modération qu’il donnait alors aux deux parties belligérantes, les efforts qu’il faisait pour trouver entre les systèmes et les intérêts opposés le terrain d’une conciliation équitable, les avertissemens qu’il adressait aux esprits trop absolus de part et d’autre, tout cela est encore de mise, tout cela est aussi utile à faire entendre aux vainqueurs présens qu’aux maîtres d’alors, aussi propre à modérer aujourd’hui les récriminations des protectionnistes qu’autrefois les revendications des partisans dévoués du libre-échange. Je ne puis même me défendre de penser que, si de tels avis avaient été donnés et surtout écoutés en temps utile, ils auraient pu épargner aux uns la surprise de la rude secousse qui les a atteints en 1860 et aux autres le mécompte que leurs espérances exagérées leur font éprouver sous nos yeux. Il n’est pas jusqu’au tableau assez piquant que fait l’auteur de l’embarras que causent à un gouvernement les demandes également pressantes des Intérêts aux prises et de la déception que l’expérience des affaires réserve aux théoriciens les plus rigoureux qui ne puisse fournir encore aujourd’hui aux amateurs de comparaisons malicieuses quelque divertissement mêlé d’instruction, car la nécessité pour ceux qui gouvernent d’avoir sur ces graves questions une ligne de conduite arrêtée d’avance, ferme autant que mesurée, qui guide l’esprit public au lieu de suivre ses hésitations, et les