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Les hôtes du logis étaient d’origine française, l’un musicien, l’autre peintre, le troisième fabricant d’instrumens de mathématiques. Ils s’étaient réunis pour régler ensemble quelques intérêts communs. Celui-ci, qui se rendait à Saint-Pétersbourg, aborda Montlosier et lui dit : « Vous êtes probablement quelque seigneur français. Je conçois que la révolution n’ait pas été de votre goût. Il faut prendre votre parti là-dessus. On l’appelle la révolution française, il vaudrait mieux l’appeler la révolution du monde. »

Les plus aveugles auraient pu être éclairés. Mais il eût été plus facile, pour emprunter le langage de Montlosier, de faire comprendre le français à un Chinois nouvellement arrivé à Paris que de faire entendre raison, sur les affaires du temps, à une multitude de gens d’esprit.

On connaît la seconde campagne des alliés et le plan de Dumouriez. Après la bataille de Nerwinde, toute la Belgique avait été évacuée, Bruxelles se trouvait libre. Les émigrés y arrivaient par milliers, ils étaient triomphans. « Encore quelques jours, disaient-ils, et nous sommes à Paris. »

Un jour, dans le salon de Mme de Monregard, l’un des moins déraisonnables se met à expliquer qu’il était partisan de l’ancien régime, moins les abus. « Les abus, reprit Mme de Monregard, mais c’est ce qu’il y avait de mieux. » Le mot était charmant, spirituel, très français, mais il disait tout. Veut-on voir un autre côté de cette société ? Montlosier nous apprend qu’il était arrivé à Bruxelles un certain abbé dont on ne savait pas le véritable nom, mais qu’on appelait l’abbé Boulé parce qu’il avait fait serment de garder ses cheveux roulés jusqu’à la contre-révolution. Il allait partout, même chez Rivarol. L’abbé avait pour principe que, dans un état, les arts et les sciences n’étaient d’aucune utilité, et il soutenait ce paradoxe avec chaleur. Rivarol vint à blâmer une certaine mesure : « Si l’on avait eu un peu d’esprit, ajoutait-il, on aurait évité cette faute. — De l’esprit, de l’esprit, interrompit l’abbé en se levant, c’est l’esprit qui nous a perdus ! — Monsieur, repartit Rivarol, pourquoi ne nous avez-vous pas alors sauvés ? » — L’abbé ne reparut plus.

Montlosier avait vu de près Rivarol. M. de Tressan lui avait fait faire sa connaissance à Bruxelles, où sa maison était le rendez-vous des émigrés les plus connus. Il faisait le fond de toutes les conversations. On connaît sa méthode : le matin ou dans le cours de la journée, quand il jaillissait dans son imagination des traits qui lui convenaient, il les écrivait sur des petits morceaux de papier qu’il fixait sur la glace au devant de la cheminée. Ces mots, il les reprenait dans la conversation du soir et il les ajustait avec une grande