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de plus en plus agir sur les leurs, et d’autant mieux que rien ne les séparait d’une manière absolue. Il était seulement plus positif et plus hardi qu’eux, moins gêné par des souvenirs ou des affections. Il ne regrettait pas l’empereur, et, si touché qu’il fût par les souffrances de l’armée française, il voyait la chute de l’empire avec indifférence, sinon avec joie. C’était pour lui, comme pour la plupart des jeunes gens distingués de sa génération, une délivrance. Il saisissait avec avidité les premières idées d’ordre constitutionnel qui faisaient leur rentrée avec les Bourbons. Mais l’apparition des royalistes de salon le frappait par le ridicule ; beaucoup de choses et de mots qu’on remettait en honneur[1] lui semblaient

  1. Dans une autre publication les impressions et les sentimens de mon père seront décrits par lui-même, de sorte qu’il est inutile d’insister ici. On me permettra toutefois de donner, comme exemple de ce qu’il pensait alors, de ce qu’il a pensé toujours, une des chansons qu’il faisait en ce temps-là, car ce n’est un secret pour personne qu’il écrivait et chantait de jolies chansons qui avaient grand succès dans le monde. Ceux qui ont l’habitude, ou le talent, de ces compositions, savent combien les auteurs en sont sincères, et plus qu’en tout autre écrit peut-être, on voit là sous une forme piquante le fond même des idées d’un écrivain. Mon père a lui-même écrit quelque part que l’on retrouverait dans le recueil de ses chansons le germe, sinon le développement, de la plupart de ses idées. Il en est qui répondaient à un sentiment si intime qu’il ne les chantait qu’à lui-même, et ne les montrait à personne. La poésie, légère ou sérieuse, est une confidente à laquelle on ne peut rien cacher quand l’habitude est prise de se confier à elle. Voici donc une de ses chansons politiques du commencement de la restauration. Je ne la donne point comme une des meilleures au point de vue de l’art, mais comme un renseignement. Et pourtant il est difficile de n’en pas remarquer le tour aisé et la finesse, rares pour un jeune homme de dix-huit ans :
    LA MARQUISE OU L’ANCIEN RÉGIME.

    AIR : Croyez-moi, buvons à longs traits.

    « Vous n’avez pas vu le bon temps ;
    Que je vous plains d’avoir vingt ans ! »
    Ainsi parlait une marquise,
    Une marquise d’autrefois,
    Qui fit sa première sottise
    En mil sept cent cinquante-trois.
    « Ah ! disait-elle, quand j’y pense,
    Je voudrais m’y revoir encor :
    C’était vraiment le siècle d’or,
    Moins le costume et l’innocence.
    Croyez-moi, c’était le bon temps :
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Mise au couvent selon l’usage,
    Grâce aux leçons du tentateur,
    De mes questions avant l’âge
    J’effrayais notre directeur.
    Un frère de sœur Cunégonde,
    Le marquis, venait au parloir.
    Il m’apprit ce qu’il faut savoir
    Pour se présenter dans le monde.
    Croyez-moi, c’était le bon temps :
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Il fit tant que, par convenance,
    A m’épouser il fut réduit.
    Je n’ai pas gardé souvenance
    D’avoir vu son bonnet de nuit.
    C’était un seigneur à la mode,
    Pour lui je n’avais aucun goût,
    Et lui ne m’aimait pas. du tout…
    Je n’ai rien vu de si commode.
    Mes enfans, c’était le bon temps :
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Ce que j’ai vu ne peut se rendre,
    Ah ! les hommes sont bien tombés,
    Tenez, je ne puis pas comprendre
    Comment on se passe d’abbés.
    Que j’ai vu d’âmes bien conduites
    Par leur galante piété !
    Sans eux j’aurais bien regretté
    Qu’on ait supprimé les jésuites.
    Mes enfans, c’était le bon temps !
    Que je vous plains d’avoir vingt ans.
    C’est un sot métier, sur mon âme,
    Que d’être jolie aujourd’hui.
    Je vois plus d’une jeune femme
    Sécher de sagesse et d’ennui.
    Plus d’un grand mois après la noce,
    J’ai vu, certes j’en ai bien ri,
    J’ai vu ma nièce et son mari
    Tous deux dans le même carrosse.
    Vous n’avez pas vu le bon temps :
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Hélas ! des plaisirs domestiques
    Ignorant La solidité,
    Petits esprits démocratiques
    Vous radotez de liberté.
    Cette liberté qu’on encense
    N’est rien qu’un rêve dangereux.
    Ah ! de mon temps, pour être heureux
    C’était assez de la licence.
    Croyez-moi, c’était le bon temps ;
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Mais sous un règne légitime,
    Dédaignant de vaines clameurs,
    Reprenez à l’ancien régime
    Ses lois, afin d’avoir ses mœurs.
    Alors comme dans ma jeunesse
    Un chacun sera bon chrétien :
    Vous voyez, je m’amusais bien,
    Et n’ai jamais manqué la messe.
    Croyez-moi, c’était le bon temps !
    Que Je vous plains d’avoir vingt ans ! »