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française, on ne sentait pas assez l’aiguillon de la vie ni l’émotion de la pensée. Paradol, moins varié, moins fécond, moins étendu, était une nature plus originale, que le souffle d’un siècle malade avait frappée, trop frappée ! C’était une nature noble et fière tant qu’il n’a pas été « humilié par la vie, » selon l’expression admirable d’Aristote ; comme beaucoup d’esprits élevés, il avait reçu le don de l’ironie et il y était passé maître. La Providence semble l’avoir fait exprès pour la perte du second empire. Tout se taisait quand une voix nette, claire, dans la langue la plus délicate, vint apprendre au pays que, si l’on ne pouvait résister à la tyrannie, on pouvait s’en moquer. Toutes les lois de sûreté générale étaient impuissantes contre cette raillerie froide qui tous les matins pendant dix ans mettait le gouvernement en pièces sans même qu’il s’en doutât : car c’est le châtiment des pouvoirs fondés sur la force de méconnaître et d’ignorer la puissance de l’esprit. M. John Lemoinne est aussi à sa manière un grand journaliste, mais il l’est différemment : c’est un humoristique ; comme la moitié de son nom est anglais, il semble que la moitié de son talent le soit aussi ; au moins a-t-il quelque chose de ce que nos voisins appellent l’humour : il a de ces traits inattendus, d’une plaisanterie inventive et qui restent ; il a la verve, la légèreté, pas toujours la suite, mais un entrain et un brio qui fait tout passer devant le public français.

En faisant le portrait de ces grands journalistes, il semble que nous nous sommes rendu la tâche bien difficile ; car comment trouver des traits nouveaux pour caractériser celui qui nous intéresse le plus en ce moment, puisque c’est de lui-même que nous parlons ici ? Comment distinguer M. E. Bersot par des traits qui lui sont propres et le désigner avec précision ? Et cependant il ne se confond avec aucun de ceux qui précèdent, il est autre, il est lui. Ce qui lui appartient, c’est d’unir à l’esprit, qu’il a autant qu’homme du monde, la sensibilité et l’imagination, en un mot une sorte de poésie. C’est un élève de Voltaire qui a aimé passionnément Rousseau. Il a le bon sens de Saint-Marc Girardin, mais avec cette pointe d’inquiétude, cette nuance de trouble, cette vue en dedans qui indique l’homme qui a senti la vie et ne s’est pas contenté d’en jouir. Sa plaisanterie n’a pas le froid de Paradol ni la fantaisie de M. John Lemoinne, elle est douce, elle est bienveillante ; elle est pacifique sans cesser d’être piquante et charmante. Lorsqu’il disait à M. Ernoul en 1873, à propos de son rapport contre la dissolution : « C’est mal connaître les Français que de les condamner aux chambres éternelles ; » lorsque, parlant d’un préfet des Pyrénées qui avait interdit la farandole comme révolutionnaire, il termine en disant : « Nous espérons qu’il permettra le menuet, » ces mots spirituels n’avaient rien de blessant, et ceux qu’ils visaient devaient en rire les premiers.

Comme journaliste, M. E. Bersot touche aux questions les plus variées. Littérature, enseignement, politique et encore philosophie, il est