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un ordre impérial l’autorise à s’occuper d’abolir l’impôt détesté de la capitation, et à combler le déficit qui en résultera par des moyens qu’il s’agit de rechercher et de trouver. Est-il sage, dans les circonstances présentes, de faire luire une telle promesse aux yeux d’un peuple travaillé par une propagande anarchique, avant de s’être assuré qu’on pourra faire honneur à sa parole dans le plus bref délai ? Appliquée aux questions d’impôts et de dégrèvemens, la politique que recommandait l’homme de guerre, devenu cordelier, offre beaucoup moins d’avantages que d’inconvéniens, et quand l’homme de guerre, au lieu de se faire cordelier, devient ministre des finances d’un grand empire, il devrait se dire que dans cet ordre de choses la suprême habileté consiste à promettre peu et à tenir plus qu’on ne promet.

Il semble qu’en Russie les empiriques tiennent aujourd’hui le haut du pavé. Aux grands maux il faut de grands remèdes, et les grands remèdes ne sauraient être prudemment ordonnés et administrés que par de savans médecins. Ce qu’on fait est d’une utilité douteuse ; ce qu’on ne fait pas, on sera peut-être obligé de le faire, et les vrais hommes d’état n’attendent pas d’avoir la main forcée par les événemens. — « Un seul rayon de lumière perçant les nuages, s’est écrié M. Tourguénef dans le banquet qui lui a été offert à Saint-Pétersbourg, il ne nous en faut pas davantage, et les miasmes s’évanouiront ; le nihilisme retombera dans le néant. » Ce rayon de lumière que réclame l’auteur de Fumée, c’est « l’étincelle » après laquelle soupirent les étudians de Moscou, et l’étincelle, c’est tout simplement un peu de contrôle. Quand le marquis Wielopolski vint pour la première fois à Saint-Pétersbourg, il se présenta au Palais d’hiver un soir de réception, et le maréchal de cour qui était de service déclara à cet hôte inattendu et fâcheux qu’il ne savait où le placer. — « Je saurai trouver ma place, » répondit l’intrus d’une voix sonore, et il alla se ranger à la suite du corps diplomatique. — Il est des réformes nécessaires que les maréchaux de cour éconduisent et qui répondent comme le marquis Wielopolski : Je trouverai mon lieu et mon endroit. Les hommes ne savent pas toujours garder leur place après l’avoir trouvée ; les idées la gardent toujours, et il vaut mieux la leur faire soi-même, parce qu’on peut la choisir à sa convenance. Assurément la Russie n’est pas à la merci d’une révolution ; ce qu’il faut craindre pour elle, c’est une sorte de malaise prolongé et fiévreux, des désordres, des troubles sporadiques, mais incessans, l’incohérence des pensées et des volontés, un état d’anarchie morale, qui, aggravé par de gros embarras financiers, compromettrait pour longtemps son autorité dans les conseils de l’Europe, au vif regret de tous ceux qui pensent que l’Europe, lorsqu’elle a quelque chose de sérieux à faire et surtout quelque chose de dangereux à empêcher, ne peut se passer du concours efficace de la Russie.

G. Valbert.