Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/709

Cette page a été validée par deux contributeurs.

L’existence d’un parti de désordre n’est jamais par elle-même un danger très sérieux. De quelque nom qu’ils s’appellent et quel que soit leur programme, il y a partout des hommes de désordre ; depuis que le monde est monde, un corps entièrement sain ne s’est jamais rencontré dans la nature, mais si ce corps est robuste, il triomphe sans peine des maladies ou des malaises qui le travaillent. Dans une société bien ordonnée et satisfaite, les utopistes sont facilement tenus en échec ; dans une société affaiblie et mal disposée, les rêveries les plus creuses mettent l’ordre en péril. Le radicalisme est impuissant si les libéraux ne lui viennent en aide, la folie ne peut rien si la sagesse ne conspire avec elle, et ce qui fait la force des absurdes propagandes, ce sont les intelligences qu’elles trouvent dans la place, ou l’inertie, la mollesse, l’indifférence avec lesquelles on les combat. La situation est critique quand les honnêtes gens en viennent à dire : « La tentative d’assassinat contre le chef de la IIIe section est une entreprise abominable ; mais cependant, mais après tout… » Voilà des mais pernicieux, et les criminels ne sauraient témoigner trop de gratitude aux gens de bien qui leur accordent le bénéfice des circonstances atténuantes. C’est là qu’en est la Russie ; les peuples encore novices dans la vie politique abusent du plaisir de critiquer leur gouvernement. — « Le blâme, a dit Hegel, est le commencement de la sagesse, et le blâme universel est la marque d’une éducation incomplète. » La Russie est un pays où l’éducation politique est assurément fort incomplète, mais c’est aussi un pays où la matière critiquable abonde un peu plus qu’ailleurs et où l’on fournit aux mécontens trop de griefs légitimes.

— Tout le mal vient de la jeunesse, dit-on à Saint-Pétersbourg, un vent empesté a soufflé sur elle ; l’esprit de négation, les plus funestes doctrines ont tué dans son cœur tous les saints respects, l’amour de toutes les saines traditions. Le désordre est son élément, nos universités deviennent des repaires ou des sentines. Nous les avions fondées en l’honneur et au profit de la vraie science, mais la fausse science s’en est emparée. Comme dit le proverbe allemand, on ne bâtit jamais une église au vrai Dieu, sans que le diable réussisse à se construire une petite chapelle à côté ; notre jeunesse ne va plus à l’église, elle ne hante que la petite chapelle du diable. Nos femmes aussi ont voulu manger du fruit de l’arbre de la connaissance, et ce fruit maudit les a empoisonnées. C’est le malheur de la Russie que les femmes y ont des curiosités et des ambitions d’esprit, un goût d’émancipation, des fureurs de tout savoir qu’on ne voit pas ailleurs. Qui nous délivrerait de nos étudiantes nous sauverait du nihilisme.

Il est fâcheux d’avoir contre soi la jeunesse et les femmes, l’avenir et les influences secrètes. Mais si la jeunesse se livre à des excès, à des débauches de raisonnement ou de déraison, si elle se laisse entraîner à de regrettables écarts, n’a-t-on rien fait pour l’y pousser ? Au mois de