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cupation de la dignité de l’homme. Les fabliaux sont presque tous indécens : quelques-uns sont orduriers. La liberté n’y consiste pas à nommer les choses par leur nom, mais à choisir entre tous les noms d’une même chose le plus bas et le plus digne du vocabulaire des halles. Ce n’est donc pas assez de remarquer que Boccace et La Fontaine n’ont puisé nulle part plus abondamment qu’à cette source. On peut lire du moins La Fontaine et Boccace. S’il y a une poésie de l’indécence et de la gravelure, ils l’ont trouvée ; mais la plupart de nos fabliaux sont littéralement illisibles. Il serait difficile d’en exposer le sujet, impossible d’en transcrire seulement les titres. Je crains pour l’honneur de notre littérature que dans aucune langue peut-être il n’y ait rien de plus obscène et que jamais on n’ait pris un tel plaisir à promener la pensée sur de plus sales et de plus répugnantes images. Et l’on se demande, en les parcourant, quel intérêt il pouvait y avoir, non pas même pour l’histoire littéraire, mais pour l’histoire de la langue, à tirer de l’obscurité qui nous les cachait jusqu’ici ces hideux modèles de la brutalité dans les mœurs, de la grossièreté dans la plaisanterie, de la naïveté dans l’impudeur.

J’ai tort d’écrire naïveté. Rien de tout cela n’est naïf. Les fabliaux ne sont pas l’œuvre d’une corruption qui s’ignore. Le trouvère sait ce qu’il fait. Il se complaît dans ses inventions et son auditoire s’y délecte avec lui. Son impudence n’a d’égale que sa lâcheté. Car il ne faut pas l’oublier : le fabliau c’est une satire, mais une satire qui n’a de courage que contre les faibles et les désarmés. Les traits de sa raillerie, le fabliau ne les a jamais ou presque jamais dirigés contre les puissances, contre le seigneur ou contre le prélat ; il n’a même attaqué le moine qu’en de bien rares occasions et fort tard. C’est qu’au xiie, c’est qu’au xiiie siècle la hiérarchie féodale est encore debout dans sa force ; c’est que les ordres religieux, prêcheurs et mendians, sont alors dans le plus beau temps de leur splendeur et de leur omnipotence. Plus tard on les attaquera, non pas quand ils auront dégénéré de la vertu de leur institution primitive, mais quand on sentira qu’on peut les attaquer sans danger. En attendant c’est le prêtre séculier, c’est l’humble clerc de village qu’on met en scène et qu’on bafoue : « c’est tout ce monde du clergé inférieur qui vivait dispersé, isolé au milieu du peuple, et sous son regard, qui n’avait ni l’éclat de la richesse pour imposer, ni l’appui des grandes communautés pour se soutenir, ni les armes du pouvoir pour effrayer[1]. » C’est aussi la femme qu’on insulte, la femme qui dans le monde bourgeois du moyen âge semble avoir courbé la tête aussi bas qu’en aucun temps et

  1. Ch. Aubertin, t. II.