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la lecture et dans l’admiration déréglée de ces fastidieuses rapsodies. L’esprit en est tout germanique. Et si toutes ces grandes chansons de geste sont les flots pressés d’un grand fleuve épique, ce fleuve a sa source en Allemagne.

Non loin de lui coule un humble ruisseau dont le léger murmure est quelque temps couvert par le bruit impétueux du torrent. On dirait que l’esprit germanique n’a pu si complètement triompher de l’esprit gaulois qu’il n’en survécût quelque chose. Déjà, dans la chanson de geste elle-même, à quelques épisodes clairsemés, d’un goût douteux, d’un comique brutal, il semble qu’on puisse reconnaître une résistance de l’esprit gaulois et démocratique à l’esprit tout aristocratique et tout germain de l’épopée. Ce n’est là sans doute qu’une hypothèse, et les historiens disputent. Cependant trouvères qui composent, et jongleurs qui vont chantant par les villes, les uns et les autres sont peuple. Ce n’est pas sans quelque plaisir intime qu’ils livrent le traître Ganelon, dans la Chanson de Roland, à la brutale risée des cuisiniers de Charlemagne ; ce n’est pas sans quelque satisfaction d’amour-propre que, dans la chanson d’Aïol, ils donnent en proie le jeune seigneur aux « gaberies » du bon populaire de Poitiers. Il faut entendre toute la ville se gausser du cheval et du maître :

Molt le vont porsivant trestout a pié
Et serjant et borgois et escuier
Et dames et puceles et ces molliers ;
Ains mais n’entra tel joie dedens Poitiers.


Dans telle autre chanson, des symptômes plus graves commencent d’apparaître. Ainsi dans Renaud de Montauban, sous la rude plaisanterie d’un ogre en belle humeur, c’est la révolte contre le moine et contre l’église. « Quoi ! s’écrie le duc Aymon, parlant à ses fils qu’il a chassés du foyer de famille, et qu’un jour, il retrouve assis à la table de leur mère ; quoi ! si vous mouriez de faim, ne pouviez-vous chercher une autre table ! ou que ne tâtiez-vous de quelques gens de religion,

Qui sont blancs sor les cotes et ont blanc le guitron…
Et si ont les chars tendres, si ont gras le roignon,
Mioldres sont à manger que cisne ne paon…
Miodre est moines en rost que n’est car de mouton.


Le passage est deux fois caractéristique : par l’accent, il décèle chez le baron féodal l’impatience du joug de l’église ; dans le détail et dans le fond, c’est le thème qui va devenir pour le fabliau le plus ordinaire, le plus riche en variations, le plus agréable évidemment aux oreilles populaires.