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centre, car la mort de Roland n’y occupe pas plus de place que la bataille de Charlemagne contre les Sarrasins. C’est pourquoi tel de ses admirateurs y découvre un plan suivi qu’il distribue en cinq parties, et tel autre, en trois parties, un autre plan non moins suivi. Les personnages ne vivent pas : les Olivier et les Turpin de France n’y diffèrent que par le nom des Estorgant et des Estramarin d’Espagne. Les uns jurent par Mahum et Tervagan, les autres par « Diex l’espirital ; » c’est la seule caractéristique. Elle est de pure forme. Au fond, ils respirent tous la même férocité brutale, ils ont tous la même valeur insultante et bravache, ils déchargent tous les mêmes grands coups d’épée. Je cherche consciencieusement tout ce que les préfaces m’assuraient que je trouverais en eux, des soldats qui combattent pour les autels et les foyers de la patrie, des chrétiens qui meurent pour leur Dieu. Dans les « eschieles » de l’armée de « nostre emperere magnes, » comme aussi dans « l’ost des païens d’Arabie, » je ne trouve que de hardis aventuriers, violens et sanguinaires, qui ne croient qu’à deux choses au monde : la trempe d’un glaive enchanté, la vertu d’une bonne armure.

Mais rien d’humain ne bat sous cette bonne armure,


rien que l’intraitable et risible orgueil du barbare, et son arrogante confiance dans la vigueur de son bras. Quant à la vivifiante inspiration chrétienne, dans ces interminables récits de combats qui remplissent la meilleure partie du poème, c’est avoir de bons yeux que de l’y découvrir. Si Charlemagne adresse une prière au Dieu de Jonas et de Daniel, ou s’il fait solennellement baptiser dans Aix-la-Chapelle la reine païenne Bramimunde, on nous permettra de ne pas oublier que, pour le lancer contre les infidèles, il ne faut rien moins que l’intervention de Gabriel archange. Encore le premier mot du triste sire est-il pour s’écrier « que sa vie est peineuse, » comme son premier mouvement pour « pleurer des yeux » et s’arracher la barbe à poignées, sa belle barbe « fleurie ; » c’est même sur l’expression de ces nobles sentimens que finit la chanson :

Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret.


Je ne crois pas que ce soit là le véritable esprit du christianisme. M. Paulin Paris avait cru jadis pouvoir noter « l’influence secondaire des sentimens religieux sur tous les hommes de fer du Xe et du XIe siècle. » Il avait bien vu ; sur ce point comme sur tant d’autres, il avait raison par avance contre les érudits de la génération, nouvelle.

C’est pourquoi je ne m’étonnerai ni surtout ne me lamenterai de ce que l’érudition germanique ait précédé l’érudition française dans