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pierre précieuse, ces assemblages de sons, tantôt pleins et sonores, ou tantôt murmurans et presque étouffés, qui sont comme une caresse ou comme une volupté pour l’oreille, c’est en vain que l’on dépouillerait le fatras de nos chansons de geste : je doute que l’on en rencontrât un seul. Évidemment ce jargon, demi-latin, demi-germanique encore, est toujours en travail d’enfantement d’une langue digne de ce nom. Et s’il est, — comme il l’est, — par les mots, plus voisin de ses origines que notre langue du xviie siècle, ou par la syntaxe, d’une régularité de structure plus logique aux yeux du linguiste que la plus belle prose de la grande époque, c’est justement que ni la grammaire ni le vocabulaire encore n’ont pu parvenir à se dégager du latin. Ils s’agitent pour en sortir, mais ils n’y réussissent pas. Ils y sont empêtrés comme un nouveau-né dans ses langes. Les termes eux-mêmes du langage quotidien, les termes nécessaires aux besoins, à l’usage courant de la vie commune, semblables en quelque sorte à ces êtres indécis qui flottent sur les confins de deux règnes et dont les apparences multiples raillent silencieusement la confiance du naturaliste dans ses classifications, ni latins ni français, n’ont pas encore cette physionomie personnelle et, comme on l’a si bien dit, « cette figure entière qui fait son impression à la fois sur l’œil et sur l’esprit. » On les écrit en vingt manières, ils se prononcent en vingt façons. Voici par exemple douze manières de figurer l’eau : aigue, — aige, — aighe, — aive, — ague, — awe, — egue, — eve ; — iave, — yaue, — eave, — eaue ; en voici quatorze d’écrire le pronom démonstratif : cil — chil, — sil, — chel, — cis, — chis, — ceus, — cieus, — cieux, — chius, — cheus, — chiex, — cilz, — çax, — et peut-être n’y sont-elles pas toutes. On explique historiquement cette diversité. D’une part en effet il n’y a rien de plus changeant, de plus humblement soumis aux caprices de la mode, que la prononciation de l’usage et, partant, que l’écriture. Tant de façons d’écrire un même et seul mot représenteront donc autant d’époques de la langue, autant de phases, pour parler comme les linguistes, de l’évolution d’un idiome, autant de dates de l’histoire d’un mot. Que si d’ailleurs, après cela, quelques formes continuent de faire double emploi, nous devrons y voir les témoignages mourans du patriotisme local qui résiste à l’unification de la langue, les débris des anciens patois qui luttent et qui défendent un reste d’existence contre le français envahissant de l’Ile-de-France. On pourrait discuter l’explication ; admettons-la cependant ; aux causes qu’on signale ajoutons même les fautes du copiste et ses fantaisies d’orthographe : expliquer n’est pas justifier, et le fait reste là. La langue est dure, dure à l’oreille, dure à la gorge, et jusqu’aux plus belles pensées du monde, elle les marque de son caractère de barbarie :