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est d’autant plus voisin d’une perfection relative qu’il est plus compliqué, c’est-à-dire formé du concours d’un plus grand nombre de parties, jointes entre elles par des ressorts plus subtils et des pièces plus délicates. Enseigner qu’une langue littéraire est un « monstre, » c’est donc oublier que la langue n’est faite que pour l’usage de la pensée. Étudier une langue « au point de vue linguistique, » en elle-même, indépendamment de sa littérature, c’est peut-être une étude pénible, c’est à coup sûr « au point de vue littéraire » une étude stérile. Allons plus loin : on n’étudie pas, à proprement parler, une langue « au point de vue linguistique, » on étudie dans une langue les lois générales du langage, ou du moins on s’efforce à les y découvrir. Philologues et linguistes, je le sais, accordent la distinction : seulement ils font aussitôt comme s’ils ne l’accordaient pas. Ils la posent et de là vont leur chemin sans en tenir plus de compte. En effet, avec la meilleure volonté du monde, cette régularité de structure, cette beauté d’analogie, cette simplicité de moyens que l’on rencontre à l’origine des langues et que l’on décore du nom de perfection, il est bien difficile au linguiste de ne pas étendre insensiblement l’admiration qu’elles lui inspirent aux œuvres qui sont, de par la chronologie, les monumens et les modèles de cette perfection. C’est précisément contre cette fâcheuse tendance de l’érudition contemporaine qu’il faut lutter, et maintenir ce principe qu’une langue n’existe comme langue que du jour où elle a été fixée dans sa forme littéraire. « Il en est des histoires comme des rivières, qui ne deviennent importantes que de l’endroit où elles commencent à être navigables. » Ni le français, ni l’italien, ni quelque autre langue de la même famille ne datent du latin roman. L’italien date du jour où, dans les rues de Florence, tout un peuple montra du doigt celui qui revenait de l’enfer. Et pour le français, entre nous et les admirateurs intempérans du moyen âge, la question est justement de savoir à quelle date et par quelle œuvre doit commencer l’histoire de la langue et de la littérature françaises.

Les érudits soutiennent qu’il n’y a pas question. La langue française date pour eux des Sermens de Strasbourg ou des Gloses de Reichenau ; la littérature des Chansons de geste est déjà pour eux une grande littérature. Tel des plus aventureux, M. Léon Gautier par exemple, se fait fort de nous présenter dans la personne de Guibourc une héroïne d’épopée qui laisse loin, bien loin derrière elle toutes les Andromaque de l’antiquité. C’est ce que Courier, de désagréable mémoire, appelait ne pas sentir la différence qui sépare Tivoli de Pontoise et Gonesse d’Albano. Car vainement nous répétera-t-on que Godefroi de Bouillon dépasse Énée de « cent coudées » et qu’on ne sait vraiment à quel personnage de l’antiquité comparer « ce Renaud de Montauban, ce rival altier de Charlemagne, cet