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fait exactement comme le carnaval, qui devient d’autant plus bruyant qu’il se rapproche du mercredi des cendres : la mascarade rouge devient d’autant plus violente qu’elle touche à sa fin. Les hommes de l’Hôtel de Ville veulent qu’on sache qu’ils seront sans pitié, et pour qu’on n’en doute, ils le prouvent.

Le 12 mai, pendant la séance présidée par Félix Pyat, — pour la circonstance, on ne pouvait choisir un président meilleur, — Léo Meillet fait un rapport qui relate minutieusement des faits de trahison reprochés à Émile Thibault et l’exécution de celui-ci. Ce Thibault, garde à la 2e compagnie du 184e bataillon fédéré, avait été arrêté, revêtu d’un costume bourgeois, aux environs de la tranchée qui reliait la redoute des Hautes-Bruyères à la barricade de Villejuif. C’est un capitaine du 184e et une brave cantinière qui ont fait cette capture importante. Ramené à la redoute, interrogé par des officiers, il fut conduit au fort de Bicêtre et jeté au fond d’une casemate. Dans la nuit, peu d’heures après l’arrestation de Thibault, le fil télégraphique qui mettait en communication le fort de Bicêtre et les Hautes-Bruyères fut coupé ; une colonne française fit une démonstration sur la redoute, et les gendarmes surprirent à la tranchée du moulin Cachan une compagnie de fédérés qui se gardait mal ou ne se gardait pas. On en conclut immédiatement que Thibault a fourni des renseignemens à l’ennemi. On réunit la cour martiale, on le condamne et on le fusille en présence des citoyens « Amouroux, Dereure, Meillet, membres de la commune de Paris, et de différens détachemens délégués. » On approuve Léo Meillet d’avoir donné cet exemple de sévérité salutaire, et nul ne pense à s’inquiéter si Thibault était innocent ; il l’était, et voici la vérité.

Émile Thibault était un garçon de vingt-huit ans, faisant métier de journalier, un peu lourd d’allures, s’attardant parfois plus que de raison dans les cabarets, assez crédule et représentant bien ce que les paysans appellent : un simple. Il était né à Cachan, où on le connaissait sous le surnom de Cadet ou sous celui de Langouin ; très bon fils du reste et dévoué à sa famille. Il avait servi pendant la guerre, et, aussitôt que l’armistice fut signé, il quitta son uniforme et reprit son travail. Le 1er mai, il voulut se rendre à Villejuif pour faire visite à une de ses tantes, et, suivant paisiblement sa route, il traversa les lignes des insurgés. Ceux-ci l’arrêtèrent et l’incorporèrent de force dans le 184e bataillon fédéré, qui occupait la redoute des Hautes-Bruyères. Émile Thibault n’avait aucun goût pour l’insurrection, à laquelle il ne comprenait rien, sinon qu’elle l’arrachait à son labeur quotidien et lui imposait un service très pénible qui ne lui convenait guère. Voulant à tout prix s’éloigner des bandes révoltées au milieu desquelles on l’avait jeté malgré